Après plusieurs années de travail, Gwladys Fernandes et Caterina Vâlcu, jusqu’alors doctorantes en mathématiques fondamentales à l’université de Lyon 1, ont passé leur soutenance de thèse respectivement en juin et en septembre 2019. Après un passage réussi, elles devraient aujourd’hui toutes deux être diplômées d’un doctorat. Pourtant, elles n’ont toujours pas en main la moindre attestation officielle ni diplôme. En cause : elles voulaient que leur grade soit féminisé, mais l’université a refusé. À moins qu’elles acceptent de revenir aux termes masculins, elles n’auront pas accès à leur doctorat.
Face à cette situation, les deux femmes s’expriment dans une lettre ouverte. Elles demandent officiellement à ce que la féminisation soit acceptée par l’université et que l’attestation leur soit remise. Cette lettre a eu un franc succès : la liste des signataires s’étend à l’heure actuelle sur neuf pages. Par ailleurs, selon nos informations, huit associations dédiées aux femmes scientifiques ont cosigné une autre lettre, non-publique, à l’attention de Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Les associations signataires sont Femmes & Sciences, Femmes & Mathématiques, CPED, REFH, Femmes ingénieures, AFDESRI, AFNEUS et EFiGiES.
Le jury scientifique avait féminisé le grade
« Le jury de thèse m’a décerné le grade de doctoresse », assure d’emblée Caterina Vâlcu, contactée par Numerama. D’après le témoignage des deux étudiantes, le problème ne vient pas des membres du jury scientifique. Le blocage est administratif, au plus haut niveau de l’université — la présidence de l’université et la vice-présidence de la commission recherche. Le problème touche deux documents : le rapport de soutenance et le procès verbal.
Le rapport de soutenance est rédigé de manière manuscrite, par le président ou la présidente du jury de thèse. Dans les situations de Gwladys Fernandes et Caterina Vâlcu, ce rapport a été rédigé directement au féminin. Le procès verbal quant à lui est un document-type informatisé. La Présidente du jury de Gwladys Fernandes a pris l’initiative de rayer la mention « docteur » pour remplacer par « doctoresse ». Caterina Vâlcu a raturé elle-même, aux mêmes fins.
« Tous les membres du jury m’ont attribué à l’unanimité le ‘grade de doctoresse’ »
Dans les deux cas, l’intégralité du jury a tout signé en connaissance de cause, sans que cela pose le moindre problème sur le moment. Mais l’université refuse d’accepter ces deux documents. L’établissement demande de les rééditer, en laissant le procès verbal en l’état tel qu’écrit par l’administration et « en demandant à la Présidente du jury de refaire tout son rapport manuscrit en utilisant l’expression ‘grade de docteur’, alors que tous les membres du jury m’ont attribué à l’unanimité le ‘grade de doctoresse’ », nous explique Gwladys Fernandes.
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Pour l’instant, sans attestation de réussite à sa thèse, elle ne peut pas se voir délivrer son diplôme, dont elle a besoin « pour poursuivre une carrière mathématique et pour postuler à des postes permanents » dans l’enseignement supérieur français. Malgré le fait que la situation soit à l’heure actuelle une impasse pour leur carrière, les deux ex-étudiantes sont déterminées à ne pas revenir sur leur position. « Leur combat me paraît tout à fait légitime, commente Colette Guillopé, mathématicienne et trésorière de l’association Femmes et Mathématiques, auprès de Numerama. Elles veulent exister comme femmes puisqu’elles sont des femmes. Toute la communauté scientifique est derrière elles, sauf les personnes en situation de responsabilité ».
« Cela me semblait normal d’être le plus visible possible »
La raison de la détermination des deux lyonnaises provient de la place des femmes dans les sciences et, plus précisément, dans les mathématiques. D’après les chiffres de l’association Femmes et Mathématiques, il n’y a aujourd’hui que 14 % de femmes dans le domaine des mathématiques fondamentales. « Il y a une très faible présence féminine dans les maths, alors ça me semblait normal d’être le plus visible possible, confie Caterina Vâlcu à Numerama. Ce serait normal d’accepter cette demande. J’étais étonnée par le blocage administratif pour quelque chose qui doit être naturel. »
Gwladys Fernandes estime, elle aussi, que l’emploi d’un terme féminisé devrait simplement être normal. « Puisque je suis une femme, ça me paraît complètement naturel de me désigner par des termes féminins. J’ai employé des termes reconnus par l’Académie française et déjà employés par différents milieux. »
C’est également ce que déplore Colette Guillopé, qui estime absurde que l’on ne puisse pas utiliser des termes qui existent bel et bien. « Cela fait longtemps qu’on demande la féminisation des titres et des grades, et on en est encore là ? Pourtant, les expressions ‘maîtresse de conférences’ et ‘chercheuse’ sont déjà admis, et depuis longtemps ».
La mathématicienne explique que la situation des femmes dans ce milieu s’est même dégradée. « Toutes les femmes qui, comme moi, sont entrées dans les maths dans les années 1970-1980 prennent maintenant leur retraite… et elles sont remplacées par des hommes ». En cause : un milieu très « conservateur », où il est d’ailleurs difficile de rentrer quand on ne vient pas de Normale Sup’, dont le concours est « avant-tout et encore maintenant adapté aux hommes ».
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Pour l’université, la féminisation n’est pas légale
Contactée par Numerama, l’université de Lyon 1 nous a transmis plusieurs éléments de réponse concernant ses motivations. Elle nous explique que le blocage viendrait en réalité d’encore… au-dessus : « Les textes nationaux ne permettent pas aux universités de féminiser un grade ou titre conféré par un diplôme national comme le doctorat. Il est clairement prévu dans la loi que le doctorat confère le grade de docteur, il n’est donc pas possible pour l’UCBL d’y déroger. »
« Pour l’heure nous allons proposer de faire disparaitre la notion de genre dans le PV »
L’université nous indique également que, si le gouvernement a bel et bien impulsé une féminisation des intitulés divers, cela concerne les fonctions professionnelles et « aucunement les diplômes, même par extension ». Pour l’administration de la faculté, le grade de doctoresse n’existe donc pas et elle ne peut pas se permettre légalement de le délivrer.
« Le débat doit être porté au niveau national et l’université verra ensuite comment faire évoluer les formulaires », ajoute la réponse de Lyon 1. L’université indique, pour terminer, qu’elle va tout de même essayer d’agir au mieux pour que cette absence de féminisation ne soit pas une invisibilisation : « Pour l’heure nous allons proposer de faire disparaître la notion de genre dans le PV en parlant de diplôme de doctorat et non de titre de docteur, afin que nous puissions éviter tout biais de genre. » Il est à noter que Sorbonne Université procède également de la sorte depuis quelques temps.
Colette Guillopé n’approuve pas l’argument de légalité, qui n’est pas recevable, selon elle, et selon plusieurs associations. « C’est leur lecture des textes de loi, c’est un choix que de refuser le féminin, par manque de formation ou d’information. Il n’y a rien d’illégal à donner le titre de doctoresse, le jury peut parfaitement le faire ». La mathématicienne tient à également à préciser que, si le terme « doctoresse » est réservée à la médecine en Suisse, il n’y a pas de précédent en France, « docteure » et « doctoresse » peuvent être utilisés indifféremment.
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