Mise à jour du 18 décembre : Nous republions cet article à l’occasion de la journée internationale des migrants organisée par l’ONU.
Article original du 6 décembre 2017 :
Une cuisine en libre service, une grande table entourée d’une dizaine de tabourets, des canapés et des chaises qui se font face, des visiteurs et des entrepreneurs en pleine discussion… À première vue, rien ne différencie Kiwanda (« fabrique » en swahili) d’un autre espace de coworking, comme il existe tant dans le 11e arrondissement de Paris.
Dans l’entrée, seul le grand tableau noir recouvert du mot « bienvenue », rédigé à la craie en une dizaine de langues différentes, donne un indice sur la singularité des lieux. Depuis son installation en janvier 2017, c’est ici que Singa œuvre au quotidien pour l’intégration des personnes réfugiées en France.
L’association créée en 2012 entend y parvenir grâce à la technologie, comme l’explique sa co-directrice, Alice Barbe : « L’idée, c’est de mettre en place un mouvement citoyen à grande échelle pour que les personnes réfugiées s’approprient des outils numériques lorsqu’elles arrivent dans un nouveau pays, mais aussi que les citoyens de ces pays d’accueil disposent des outils pour les accueillir. »
70 % de startups lancées par des réfugiés
Si Singa englobe de multiples activités, de l’organisation de rencontres collectives à des échanges individuels avec des volontaires, le cœur de son activité repose sur deux piliers : l’accueil de personnes réfugiées chez l’habitant via la plateforme en ligne CALM (« Comme à la maison ») et la création de startups au sein de son incubateur.
Alice Barbe se félicite du ratio observé à La Fabrique en cette fin d’année 2017 : « Aujourd’hui, 70 % des porteurs de projet sont réfugiés et 30% non réfugiés. L’idéal, c’est quand un même projet mélange l’ensemble des entrepreneurs. »
Dans l’open space adjacent, l’ambiance est particulièrement studieuse : les différents entrepreneurs sont rivés sur leur ordinateur. Installé dans un coin de la salle aux deux grandes baies vitrées, Roohollah Shahsahar, un réfugié iranien qui a dû fuir son pays après avoir contesté les résultats de l’élection présidentielle de 2009, boucle un éditorial pour Lettres Persanes, un site francophone de référence sur l’Iran dont il est le fondateur et le directeur de la publication.
« Lutter contre l’exclusion numérique »
Un peu plus loin, sur la plus grande table installée au centre de l’open space, Binta Jammeh, une étudiante américaine arrivée en France cette année, se concentre pour sa part sur la gestion quotidienne de Konexio. La startup enseigne gratuitement l’informatique et le code — HTML, Javascript, CSS — aux demandeurs d’asile et aux réfugiés (comme à tout volontaire qui en fait la demande).
« C’est vraiment important de lutter contre l’exclusion numérique. Les personnes qui arrivent en France doivent déjà faire face à l’obstacle de la langue ou au manque de contacts : si, en plus, elles ne maîtrisent pas la technologie au quotidien, ça dresse un obstacle supplémentaire à leur intégration » explique la directrice de programme.
D’où le but poursuivi par Konexio : « On veut permettre à ce public de maîtriser des compétences vraiment importantes pour entrer sur le marché du travail tout en tissant un lien social. » Au terme de leur formation, les élèves peuvent passer un test pour obtenir le Passeport de compétences informatique européen (PCIE). Un gage de leur savoir-faire, utile pour valoriser leur CV auprès d’un potentiel employeur, comme des entreprises dans lesquelles ils réalisent leur stage.
Des cours d’arabe en ligne assurés par des réfugiés
Face à la vitre qui donne sur la cour extérieure, Carmela Francolino, elle, gère le planning quotidien de NaTakallam, une startup co-fondée aux États-Unis en 2015 par Aline Sara, une entrepreneuse libano-américaine.
« NaTakallam met en relation des réfugiés dont l’arabe est la langue maternelle avec des personnes qui veulent apprendre la langue » explique la jeune femme, qui a découvert cette plateforme de cours vidéo et audio en tant qu’étudiante, en Italie, avant de rejoindre l’aventure en France, où le service se développe.
Les élèves qui s’inscrivent sur le site choisissent un pack selon le nombre d’heures de cours souhaité — d’une heure à 10 heures — puis se présentent à leur « partenaire de conversation » : un(e) réfugié(e) parmi la cinquantaine qui travaille pour le site depuis leur pays d’accueil. La plupart ont trouvé refuge au Moyen-Orient, que ce soit au Liban, en Irak — où les coupures régulières d’électricité les obligent à adapter leur planning de cours — ou encore en Turquie.
« Retrouver une dignité »
Au-delà des cours de langue, NaTakallam entend favoriser de véritables échanges culturels entre les élèves et leurs professeurs attitrés : « Les séances ne portent pas seulement sur l’aspect grammatical de la langue mais aussi sur la création d’une relation avec les personnes réfugiées. Ça permet de discuter, de découvrir une culture, leur parcours, leur quotidien… À travers un écran, je peux découvrir Beyrouth et mon interlocuteur Paris. »
Outre ce lien social, les réfugiés exercent surtout un travail, qui permet à une partie d’entre eux de gagner leur vie grâce aux 10 dollars de revenu sur les 15 dollars de chaque séance, sans avoir besoin de cumuler les petits boulots.
« Ces personnes ont souvent du mal à trouver un travail mais grâce à NaTakallam, elles peuvent travailler de chez elles, à partir d’un simple ordinateur et d’une connexion Internet, et ainsi retrouver une dignité sans dépendre de l’assistanat » se réjouit Carmela Francolino.
Le smartphone, la « clé de la survie »
Si ce type de solution existe pour les réfugiés qui ont obtenu ce statut auprès de l’Ofpra (l’Office français de protection des personnes réfugiées et apatrides), les migrants en transit vers un autre pays ou dans l’attente d’une réponse à leur demande d’asile ne peuvent compter que sur leur smartphone lorsqu’ils ne sont pas aidés par une association.
Dans cette situation, le rôle vital joué par l’appareil pendant leur périple connaît un prolongement logique, comme l’explique Alice Barbe : « Le bien le plus important à emporter quand on fuit un pays, c’est le smartphone, parce qu’il donne accès à Internet, garantit un contact avec la famille… Il permet aussi de se géolocaliser quand on se retrouve aux mains des passeurs, d’appeler les secours quand on est en danger… C’est la clé de la survie. »
Pour offrir une aide directe aux migrants sur leur smartphone, plusieurs entrepreneurs développent des applis dédiées, à l’instar de Paul-Emmanuel Levy. Le fondateur de Quickbed, une plateforme qui numérise le patrimoine des établissements sociaux pour faciliter l’hébergement d’urgence, a créé deux outils lors de hackathons : Newbed, une cartographie open source de tous les apparts-hôtels pouvant loger des réfugiés et We Answer, un assistant social virtuel qui répond dans toutes les langues aux questions pratiques de ses interlocuteurs.
« Cet assistant a rencontré un grand succès mais on a dû l’abandonner car on manquait de temps et de moyens. C’était nécessaire puisque, s’il subsistait mais en étant mal maintenu, il pouvait nuire à ses utilisateurs en fournissant des mauvaises réponses ou en obligeant à patienter dans des situations d’urgence » déplore Paul-Emmanuel Levy.
L’épineuse question du modèle économique
Si les idées en la matière ne manquent pas dans le monde de la tech française, cette bonne volonté se heurte souvent à la difficulté de trouver un modèle économique fiable… Pour Joséphine Goube, présidente de la branche française de Techfugees, une association qui tente de créer un « écosystème de la tech pour les réfugiés » en reliant les différents acteurs concernés, ces applis doivent éviter certains écueils.
« Les deux erreurs principales, c’est le manque de recherche et le tabou sur le modèle économique. Il faut vraiment comprendre quel est le problème des réfugiés au lieu de projeter des idées sur ce ce dont ils ont besoin. Et même si on a les meilleures intentions, il faut rester honnête, ne pas prendre les réfugiés en pitié, et construire un business-model intelligent » explique-t-elle.
Ces initiatives numériques se multiplient aujourd’hui, y compris à l’échelle internationale, grâce à des outils prisés des réfugiés, comme le site d’information Refugee Info ou encore Refunite, qui leur permet de renouer contact avec les membres de leur famille dont ils ont été séparés dans l’urgence.
« L’appli ne doit pas devenir une pensée magique »
Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a lui-même lancé une appli mobile en 2015, comme nous l’explique sa porte-parole, Céline Schmitt : « Translation Cards vise à améliorer la communication entre les personnes réfugiées qui arrivent dans l’ancienne République Yougoslave de Macédoine et notre personnel présent sur le terrain. »
Dans l’Hexagone, l’association France Terre d’Asile s’est également lancée dans ce domaine, avec l’appli SamSamGuide, qui renseigne sur certains services à destination des migrants et des personnes qui les accompagnent.
Mais son directeur, Pierre Henry, nuance : « Ces initiatives sont utiles, elles font bouger les choses. Mais l’appli ne doit pas devenir une pensée magique pour la résolution des problèmes complexes rencontrés par les migrants. Elles ne règlent pas le problème de l’accompagnement, il faut plutôt les voir comme un outil de simplification et d’accessibilité qui ne se soustrait pas au lien social ni à l’humain. »
Le politique en retrait
Quid de l’action politique, rarement évoquée par les différents acteurs engagés dans ce domaine ? Joséphine Goube, qui a tenté — en vain — de faire venir différents hommes et femmes politiques au premier sommet de Techfugees, en octobre dernier, reste prudente : « De mon expérience, j’ai l’impression que les personnes qui travaillent dans les bureaux des ministères ont l’air d’avancer sur ces questions à une vitesse rapide, mais les [personnalités publiques], elles, ne disent pas un mot. »
La présidente de Techfugees reste cependant convaincue que le gouvernement Macron « est le plus propice à faire bouger les choses », malgré sa frilosité publique, qu’elle juge logique : « Ça tient autant au fait que les politiques ne savent pas se saisir de la question de la technologie — ça les intimide — et à la nature politiquement trop sensible du sujet pour qu’ils s’affichent sur le sujet. »
Pour Alice Barbe, la tech, qui fait déjà ses preuves chez Singa, s’impose comme la solution du futur : « Actuellement, on observe des tsunamis monumentaux et on s’attend à un véritable retournement de paradigme. À terme, je pense que l’État, en tant qu’institution centralisée politique, va probablement disparaître au cours des 30 ou 50 prochaines années : les initiatives locales et les citoyens vont s’emparer des choses. »
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