La culture d’hier n’est pas l’ennemie de la culture d’aujourd’hui, mais son serviteur. En repoussant sans cesse la durée de protection des droits d’auteur, le législateur ampute régulièrement la part du domaine public dans le patrimoine littéraire et artistique. Une erreur aussi bien culturelle qu’économique, comme le démontre le succès au cinéma d’Alice au Pays des Merveilles.

Lorsque le Statute of Ann a créé en 1710 pour la première fois un privilège en faveur des auteurs, la loi britannique prévoyait une durée d’exploitation exclusive de 14 ans au bénéfice de l’auteur, renouvelable une fois. Depuis, les législateurs de tous pays n’ont eu de cesse de rallonger la durée de protection des droits, et donc de repousser de fait la disponibilité des œuvres dans le domaine public.

Actuellement en Europe, les auteurs bénéficient de l’exploitation exclusive de leurs œuvres pendant 70 ans… après leur mort. La belle affaire, qui enrichit les héritiers des auteurs morts à succès (lire à ce sujet le dernier livre d’Emmanuel Pierrat) et appauvrit mécaniquement les nouveaux auteurs qui cherchent leur place au milieu de rééditions à l’odeur cadavérique. A chaque fois que l’on repousse l’arrivée du domaine public, on prend davantage d’argent aux auteurs vivants pour le distribuer aux auteurs morts. C’est toute la logique du droit d’auteur d’incitation à la création qui est renversée, sans que quiconque ne semble trouver à y redire chez ceux qui légifèrent sur la durée de protection.

La dernière œuvre du génial Tim Burton, Alice Au Pays des Merveilles, nous montre pourtant une fois encore l’intérêt culturel, social et économique du domaine public. Paru en 1865, le livre de Lewis Caroll, décédé en 1898, est passé depuis longtemps dans le domaine public. C’est ce qui avait permis à Disney de faire sa célèbre adaptation en 1951, et ce qui a permis au réalisateur Tim Burton de livrer sa propre adaptation soixante ans plus tard, pour le même studio.

Or le film cartonne au Box Office, avec plus de 265 millions de dollars de recettes depuis sa sortie. Sans qu’il n’y ait là aucune injustice à l’égard des ayants droit, qui pourtant n’ont pas reçu le moindre centime de droits d’auteur. L’intérêt général du public est supérieur à l’intérêt particulier de l’héritier, et c’est tant mieux. Dans cette approche, la durée d’exploitation exclusive des droits accordée à l’auteur doit rester l’exception, et non devenir la règle.

Par ailleurs, et c’est une leçon à en tirer, l’exploitation du domaine public fait vendre le domaine public. Sur Internet, les différentes éditions papier d’Alice Aux Pays des Merveilles s’arrachent, avec une concurrence que seul le domaine public génère dans le milieu littéraire. C’est à qui proposera la meilleure illustration, qui la meilleure préface, qui le meilleur prix, qui la meilleure traduction, qui le meilleur commentaire… Les réééditions du livre de Lewis Caroll se comptent par dizaines, et se vendent grâce à la publicité offerte par le film. Pour les éditeurs, c’est autant d’argent gagné qu’ils pourront réinvestir en partie dans la signature de nouveaux auteurs, sur lesquels ils bénéficieront d’un monopole temporaire. C’est en cela que le droit d’auteur devient une incitation à la création.

Mais doit-on vraiment limiter cette concurrence qu’aux auteurs morts il y a plus de 70 ans ? En diminuant radicalement la durée des droits (il a été calculé que la durée optimum serait de 14 ans après publication), on éviterait peut-être ces situations détestables où la création se trouve trop longtemps bridée par des intérêts mercantiles mal placés. On vous conseille fortement à ce sujet la lecture de cet article de BibliObs, qui montre comment les ayants droit d’Hergé font risquer la faillite à un éditeur de pastiches des aventures de Tintin, ou comment un auteur utilisant lui aussi l’image du célèbre reporter s’est fait saisir ses biens mobiliers et hypothéquer sa maison.


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