En 1976, d’importants travaux démarrent tout à l’ouest d’Hawai, à Keahole Point. Un chantier destiné à construire un télescope à cinq kilomètres sous l’eau pour capter des collisions provoquées par les neutrinos. Les instruments de détection extrêmement fins du projet DUMAND sont là pour repérer le moindre signal optique ou acoustique provoqué par ces particules invisibles. Malheureusement l’expérience tourne court et ce télescope sous-marin ne fut jamais fonctionnel. Un court-circuit s’est déclenché sur un instrument placé au fond de l’eau en 1993 et deux ans plus tard, le projet fut définitivement abandonné.
Un échec qui a toutefois servi de base à de nombreux projets plus ou moins similaires destinés à enfin capter les neutrinos, dont le dernier en date est actuellement en construction au large de Toulon : KM3NeT.
Acronyme de Cubic Kilometre Neutrino Telescope, c’est une structure issue d’une collaboration entre plusieurs pays : la France bien sûr, mais aussi d’autres états autour de la Méditerranée (Espagne, Maroc, Italie, Grèce, etc.). Et même plus lointains comme l’Australie ou l’Équateur. Pour donner une idée de l’aspect de l’engin, il faut imaginer une sorte de toile d’araignée géante déployée dans un kilomètre cube d’eau.
Les différentes lignes forment des nœuds par endroits, et contiennent de petits détecteurs appelés DOM, des sphères d’à peine quelques dizaines de centimètres. Une fois le télescope achevé, il y aura plus de 300 lignes contenant chacune 18 sphères, ce qui nous donne plus de 5 000 détecteurs. Avant lui, le projet Antarès avait été construit dans le même secteur. Un télescope semblable sur le plan technologique, mais plus petit, moins précis et surtout cinquante fois moins sensible.
Cet ensemble extrêmement massif a donc la lourde tâche de détecter de minuscules particules invisibles appelées neutrinos. Mais pourquoi les cherche-t-on ? Leur existence est évoquée pour la première fois en 1931 par un physicien autrichien : Wolfgang Ernst Pauli. Il propose cette solution pour répondre à l’énigme de la désintégration bêta. C’est ce qu’il se passe lorsqu’une particule désintégrée émet un électron ou un positron. Les physiciens avaient découvert que la particule alors émise possédait beaucoup moins d’énergie qu’avant la désintégration, ce qui est contraire aux lois de la physique. C’est là que Wolfgang Ernst Pauli a fait l’hypothèse de l’existence d’une autre particule encore inconnue, baptisée plus tard neutrino, et qui absorberait une partie de l’énergie.
Une hypothèse qui s’est avérée juste 25 ans plus tard puisque pour la première fois, des neutrinos sont observés de manière expérimentale. Clyde Cowan et Frederick Reines balancent d’importantes quantités de neutrinos dans un réservoir d’eau pour les faire interagir avec des protons. Les physiciens américains obtiendront le Prix Nobel en 1995 pour ces travaux.
Mais pour arriver à ce résultat, Cowan et Reines ont dû aller à une dizaine de mètres sous terre et se servir d’un puissant réacteur nucléaire pour générer un flux de neutrinos bien supérieur à la normale. Tout ça pour en détecter à peine trois par heure. Il faut dire que c’est bien là le coeur du problème : les neutrinos n’ont pas de charge électrique, pas de masse ou alors à des niveaux indétectables, et ils n’interagissent quasiment pas avec la matière ordinaire. Il faut imaginer des particules si petites qu’elles passent littéralement à travers les atomes. Des particules fantômes qui sont pourtant tout autour de nous. À l’heure où vous lisez ces lignes, chaque centimètre carré de votre corps est traversé par des centaines de milliards de neutrinos qui voyagent à une vitesse proche de celle de la lumière.
Une question de taille
Alors comment KM3NeT va faire pour en détecter ? Pour Miles Lindsey Clark, directeur technique du projet, c’est la taille qui compte : « Avec un détecteur aussi grand, nous sommes capables de trouver des manifestations de neutrinos sur un périmètre immense, ce qui nous donne mathématiquement plus de chances d’en capter. » Pour cela, les détecteurs scrutent ce qu’il se passe derrière la Terre.
Lorsque des neutrinos venus du cosmos arrivent, ils traversent toute la planète et dans leur course, percutent à de rares occasions, le noyau d’un atome. Ce phénomène libère une particule, un électron ou un muon qui continue sa course dans la même direction et arrive (pour certains) jusqu’au télescope en Méditerranée. Se produit alors un phénomène baptisé effet Tcherenkov qui génère une lumière. Pour faire simple, c’est ce qui se passe lorsqu’une particule qui voyage à une vitesse proche de celle de la lumière est subitement ralentie, dans ce cas précis, par l’eau. C’est un peu le même phénomène qui se produit lorsqu’un avion passe le mur du son : il crée une onde de choc sonore — ici, c’est pareil avec une onde lumineuse.
« KM3NeT détecte ce cône de lumière, explique Miles Lindsey Clark, et grâce à ça nous pouvons retracer sa trajectoire et connaître sa source. » Il faut dire que comme les neutrinos n’ont pas de charge électrique et qu’ils traversent les atomes, leur trajectoire ne varie pas du tout tout au long de leur voyage, contrairement aux autres particules qui sont déviées ou stoppées selon le milieu qu’elles traversent.
La lumière étant très faible et invisible à l’oeil nu, chaque DOM est doté de 31 photomultiplicateurs destinés à capter la moindre onde. Et pour être sûr de ne rien rater, plusieurs types d’installations sont en place, nous explique le responsable scientifique Paschal Coyle : « Le maillage français est très dense pour pouvoir capter de petites sources de lumière. En revanche, sur le site italien, les DOM sont plus espacés, ce qui est plus pratique pour les sources lumineuses plus fortes. »
Mais… à quoi cela sert ?
À ce stade, une question se pose : à quoi ça sert ? En quoi récupérer ces petites lumières va nous apprendre quoi que ce soit sur les neutrinos ? Et bien l’objectif de KM3NeT est double.
D’abord, remonter à la source des neutrinos. Les cônes de lumière indiquent une direction, et suivre cette direction revient à découvrir où les particules sont nées. Dans l’Univers, les sources de neutrinos sont multiples : il y a ceux qui sont nés lors du Big Bang et qui voyagent depuis presque à la vitesse de la lumière, il y a également ceux qui sont émis par les étoiles en activité, notre soleil par exemple. Et puis d’autres sont créés lors d’événements un peu plus extrêmes comme lorsque de la matière est détruite par un trou noir ou qu’une étoile explose en supernova. Les avancées récentes des études autour des ondes gravitationnelles permettent aujourd’hui de bien mieux connaître ces phénomènes, et les recherches sur les neutrinos pourraient donc aider à faire le lien entre les fameuses particules et l’oscillation de l’espace-temps.
Autre objectif résumé par Paschal Coyle: « Des neutrinos apparaissent quand des rayons cosmiques frappent notre atmosphère, et les étudier pourrait nous en apprendre plus sur leurs propriétés fondamentales. Pour l’instant, ces particules restent très mystérieuses. »
La principale interrogation porte sur leur masse. D’après le Modèle standard de la physique, ils n’en ont aucune, mais cette idée a été récemment battue en brèche par les quelque 170 physiciens qui ont travaillé pour le rapport Opera lancé par le CERN à Genève. Ils ont mis au jour l’oscillation des neutrinos qui passent d’une saveur à une autre. La saveur est le nom donné aux différents types de neutrinos (électroniques, muoniques ou tauiques), et s’ils se transforment et passent d’un type à l’autre, leur masse se modifie.
Cela reste des masses minuscules à peine mesurables, mais qui sont à prendre en compte pour le Modèle, surtout pour comprendre… le fonctionnement de l’Univers. Rien de moins.
En effet, les neutrinos pourraient aider à comprendre le déséquilibre entre la matière et l’antimatière. Selon la théorie du Big Bang, elles devraient être présentes en quantité strictement égale : pour chaque particule de matière, son équivalent en antimatière voit le jour. Or, l’Univers est quasi exclusivement composé de matière.
Un mystère que KM3NeT pourrait participer à élucider.
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