Dans les Alpes françaises, quelques poignées de terre suffisent aux scientifiques pour cartographier la vie grâce à l’ADN environnemental. Une technologie centrale dans le cadre de Dynabiod, un programme de recherche de grande ampleur confié au CNRS pour surveiller et prédire l’état de la biodiversité, et plus particulièrement des plantes et des invertébrés, dont le démarrage est prévu en mars 2026.

Décoder les écosystèmes comme une scène de crime, rien qu’en analysant les traces génétiques laissées par les espèces qui y traînent : c’est la promesse faite par l’ADN environnemental, un outil qui pourrait s’apparenter à l’expert légiste de la police. L’analogie est d’ailleurs reprise par Wilfried Thuiller, directeur de recherche du CNRS au Laboratoire d’écologie alpine (LECA) de l’Université de Grenoble, qui a accueilli Numerama une journée de novembre dans ses bureaux, le temps d’analyser les secrets du massif granitique de Belledonne, près de la station de ski de Chamrousse. 

« On peut faire le parallèle avec la police scientifique : quand elle retrouve des traces d’ADN, de sperme ou de peau sur des objets, le principe est le même, sauf qu’ici on l’applique à d’autres supports comme la terre, l’eau ou même l’air. Un enjeu majeur a été de développer des marqueurs génétiques suffisamment spécifiques pour distinguer les différents groupes d’organismes », nous explique le chercheur, qui prend tout juste la tête du premier programme de recherche de grande envergure sur la biodiversité terrestre, intitulé Dynabiod.

Les Grenoblois, pionniers de l’ADN environnemental

Car, l’ADN environnemental (ADNe) bouscule notre façon d’observer la nature depuis près de 20 ans. Cette technique permet de dresser la liste des espèces présentes dans un milieu à partir des traces invisibles qu’elles y laissent ou y ont laissé par le biais de salive, de peaux mortes, de poils, de carcasses, voire d’excréments. Ces traces renferment de l’ADN, que l’on peut utiliser pour repérer la présence de plusieurs espèces dans des milieux complexes. On parle alors de metabarcoding ou de métagénomique ciblée. C’est d’ailleurs, en 2008, qu’une équipe du Laboratoire d’écologie alpine – pionnière en la matière – a démontré l’efficacité de cette technique en identifiant de l’ADN de grenouilles taureaux dans plusieurs mares.

Source : Eitanite Bellaïche pour Numerama
Échantillonnage de carottes de sol à l’aide d’une sonde à fromage et de tubes, à 1 880 mètres d’altitude dans le massif de Belledonne, dans les Alpes françaises. // Crédits : Eitanite Bellaïche pour Numerama

Tenue de randonnée enfilée, Amélie Saillard, ingénieur d’étude et responsable technique de l’Observatoire spatio-temporel de la biodiversité des socio-écosystèmes de montagne (Orchamp) repère une placette dégagée encore verdoyante entourée de quelques arbres, à 1 800 mètres d’altitude, sur le massif de Belledonne. À l’aide d’une tarière, elle prélève une dizaine de carottes de sol sur un carré de 2 mètres par 2 mètres qu’elle glisse dans une pochette en plastique pour analyse. Une étape qu’elle répète plusieurs fois et pour laquelle elle procède en enfilant des gants et un masque, dans un cadre stérile pour éviter de contaminer les ADN échantillonnés. 

Cette méthode permet d’identifier les espèces d’un milieu sans avoir besoin de les voir ni de les capturer, alors même que certaines peuvent être difficiles à trouver et à identifier morphologiquement. « C’est le cas de plein d’espèces qui vivent dans le sol, comme les fourmis, mais aussi les nématodes et les collemboles », précise Amélie Saillard, « sans oublier les champignons et les bactéries ». Avant de retourner dans les locaux du LECA, elle effectue encore quelques prélèvements 100 mètres plus haut à l’aide d’une sonde à fromage et de tubes pour des échantillons plus précis.

Du sol au séquenceur 

 « L’analyse de l’ADNe va se faire en quatre étapes. D’abord, on extrait du sol grâce à une solution pour récupérer les molécules d’ADN. Ensuite, on ‘multiplie’ ces fragments grâce à une technique appelée PCR, puis on les séquence, c’est-à-dire qu’on lit leur code. À la fin, on compare ces mêmes séquences à de grandes bases de données pour essayer de retrouver à quelles espèces elles correspondent », synthétise la responsable technique de l’Observatoire Orchamp, à peine arrivée dans le laboratoire.

Elle nous laisse à son collègue Ludovic Gielly, ingénieur de recherche qui a procédé quelques jours plus tôt à 10 000 analyses.  « C’est un travail qui demande une grande concentration » assure le scientifique qui a assisté aux débuts de l’ADNe et qui se félicite de voir cette technique adoptée par les chercheurs à l’échelle planétaire. Pour autant, détermine-t-il  « il existe une marge d’erreur de moins de 10 %, même si nous traitions 4 fois chaque échantillon, voire jusqu’à 16 fois quand il s’agit d’ADN ancien. »

Source : Eitanite Bellaïche pour Numerama
L’ingénieur de recherche Ludovic Gielly prépare le lavage de l’ADN environnemental récolté plus tôt dans les Alpes. // Crédits : Eitanite Bellaïche pour Numerama

Entre le prélèvement et le retour du séquençage, il faudra a minima attendre 2 à 3 mois pour récupérer les séquences et encore 3 mois d’analyses bio-informatiques pour pouvoir identifier les espèces à partir de leur ADN. La technique perturbe peu le milieu d’étude et nécessite moins de matériel et de personnel. Au risque de mettre au chômage les naturalistes ?  « Non, car la partie microbienne du sol pour laquelle le concept même d’espèce est compliquée, est depuis très longtemps analysée par les approches moléculaires. Pour les autres organismes comme les vers de terre ou les autres invertébrés, ils restent nécessaires pour nous aider à comprendre les espèces dans leur ensemble », tempère l’ingénieur de recherche.

L’ADNe, nouvel allié des politiques publiques ?

Quoi qu’il en soit, l’ADNe intéresse les universitaires comme les services d’État et les gestionnaires d’espaces naturels, car il permet d’améliorer la surveillance des espèces invasives et de repérer les espèces menacées pour mieux les protéger. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le gouvernement a commandé le programme de recherche Dynabiod à l’agence de programme Climat, Biodiversité et Sociétés Durables, en juin 2024. Financé à hauteur de 45 millions d’euros par l’État sur huit ans, le programme piloté par le CNRS et le Muséum national d’Histoire naturelle cherche à mieux comprendre et à protéger la biodiversité en France. Le Centre national de la recherche scientifique présentait d’ailleurs pour la première fois au public le projet sur son site le 16 septembre 2025, « pas encore financé techniquement parlant, parce qu’il reste à écrire les annexes financières et techniques, donc le programme devrait se concrétiser en mars 2026 », prévoit Wilfried Thuiller, qui co-dirigera Dynabiod.

Au travers d’outils comme l’ADN environnemental, l’éco-acoustique et les pièges-photos appliqués à l’écologie, ainsi que l’intelligence artificielle, le programme espère parvenir à prédire le futur des écosystèmes, en les étudiant de fond en comble.

Même s’il se veut optimiste, Wilfried Thuiller dresse un constat mi-figue, mi-raisin : « Il y a trois ans, le président Emmanuel Macron annonçait que son second quinquennat serait celui de l’écologie. Entre-temps, la guerre en Ukraine et la crise énergétique sont passées par là et ont relégué le sujet au second plan. C’est assez triste, parce qu’au départ, penser l’avenir du monde à 30 ou 40 ans était une bonne idée. Mais cette ambition a vite été rattrapée par des stratégies militaires et des enjeux nucléaires, alors que la nature, c’est elle qui nous nourrit, qui rend notre existence possible. »

Cet article existe grâce à

Les abonnés Numerama+ offrent les ressources nécessaires à la production d’une information de qualité et permettent à Numerama de rester gratuit.

Zéro publicité, fonctions avancées de lecture, articles résumés par l’I.A, contenus exclusifs et plus encore. Découvrez les nombreux avantages de Numerama+.

S'abonner à Numerama+

Vous avez lu 0 articles sur Numerama ce mois-ci

Il y a une bonne raison de ne pas s'abonner à

Tout le monde n'a pas les moyens de payer pour l'information.
C'est pourquoi nous maintenons notre journalisme ouvert à tous.

Mais si vous le pouvez,
voici trois bonnes raisons de soutenir notre travail :

  • 1 Numerama+ contribue à offrir une expérience gratuite à tous les lecteurs de Numerama.
  • 2 Vous profiterez d'une lecture sans publicité, de nombreuses fonctions avancées de lecture et des contenus exclusifs.
  • 3 Aider Numerama dans sa mission : comprendre le présent pour anticiper l'avenir.

Si vous croyez en un web gratuit et à une information de qualité accessible au plus grand nombre, rejoignez Numerama+.

S'abonner à Numerama+
Toute l'actu tech en un clien d'oeil

Toute l'actu tech en un clin d'œil

Ajoutez Numerama à votre écran d'accueil et restez connectés au futur !


Pour ne rien manquer de l’actualité, suivez Numerama sur Google !