Et si la gestation ou, du moins, une partie du processus, pouvait être externalisée au moyen de dispositifs extra-utérins, que ce soit pour poursuivre le développement de nouveau-nés prématurés ou pour des visées plus politiques, comme lutter contre la baisse des naissances ? Une telle technologie est encore très loin d’être réalisable, mais des recherches sont bel et bien menées dans ce domaine.

En août dernier, la rumeur circulait qu’un chercheur chinois, Zhang Qifeng, fondateur de Kaiwa Technology, travaillait au développement de robots humanoïdes dotés d’utérus artificiels, capables de porter un fœtus jusqu’à dix mois. Le prototype serait presque finalisé et devrait être prêt d’ici à 2026. Prix du « robot de grossesse » : 100 000 yuans (environ 12 000 euros).

Après vérification, il s’avère que cette technique de procréation, appelée « ectogenèse », ne verra pas le jour en Chine et que les informations relayées sont fausses. Il en est de même de l’existence de Zhang Qifeng.

Toutefois, même si pour l’heure l’utérus artificiel (UA) relève de la science-fiction, la création d’un tel dispositif technique – perçu comme le prolongement des couveuses néonatales et des techniques de procréation médicalement assistée – fait l’objet de recherches dans plusieurs pays.

Des essais extra-utérins existent déjà sur les animaux

L’idée de concevoir et de faire naître un enfant complètement en dehors du corps de la femme, depuis la conception jusqu’à la naissance, n’est pas nouvelle. Le généticien John Burdon Sanderson Haldane (1892-1964), inventeur du terme « ectogenèse », l’avait imaginé en 1923.

Selon les prédictions de ce partisan de l’eugénisme, le premier bébé issu d’un UA devait naître en 1951.

Henri Atlan, spécialiste de la bioéthique et auteur de l’Utérus artificiel (2005), estimait, quant à lui, que la réalisation de l’UA pourrait intervenir d’ici le milieu ou la fin du XXIᵉ siècle.

Même si l’UA n’existe pas encore, les chercheurs ont d’ores et déjà commencé à faire des essais chez les animaux, dans l’espoir de développer par la suite des prototypes d’UA applicables à l’être humain.

En 1993, par exemple, au Japon, le professeur Yoshinori Kuwabara a conçu un incubateur contenant du liquide amniotique artificiel permettant à deux fœtus de chèvres (de 120 jours et de 128 jours, la gestation étant de cinq mois chez la chèvre, soit autour de 150 jours) de se développer hors de l’utérus pendant trois semaines. À leur naissance, ils ont survécu plus d’une semaine.

En 2017, un article publié dans Nature Communications a révélé les travaux de l’équipe d’Alan Flake, chirurgien fœtal à l’hôpital pour enfants de Philadelphie (États-Unis), qui ont permis à des fœtus d’agneaux de se développer partiellement, là encore dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide amniotique artificiel, pendant quatre semaines. Avec un apport nutritionnel approprié, les agneaux ont connu une croissance apparemment normale, notamment au niveau du développement des poumons et du cerveau.

Côté développement embryonnaire, toujours chez l’animal, en 2021, des chercheurs chinois ont mis au point un système capable de surveiller le développement d’embryons de souris de manière entièrement automatisée, abusivement surnommé « nounou artificielle ».

L’utilisation d’animaux à des fins de recherche, bien qu’elle soit réglementée dans de nombreux pays, y compris les pays de l’Union européenne (Directive européenne 2010/63 UE) et aux États-Unis (Animal Welfare Act), soulève néanmoins des questions éthiques.

Des recherches et des avancées aussi sur l’humain

Dans le domaine de la procréation humaine, les avancées sont également considérables. Il est possible depuis 1978 – année de la naissance de Louise Brown, premier « bébé-éprouvette » du monde – de concevoir un embryon par fécondation in vitro (FIV), puis de l’implanter avec succès dans l’utérus de la mère.

En 2003, les travaux de la chercheuse américaine Helen Hung Ching Liu ont démontré la possibilité d’implanter des embryons dans une cavité biodégradable en forme d’utérus humain et recouverte de cellules endométriales. Faute d’autorisation légale, les embryons, qui se développaient normalement, ont été détruits au bout de six jours.

Un test de grossesse // Source : Pixabay/CC
Un test de grossesse // Source : Pixabay/CC

En 2016, un article publié dans Nature Cell Biology a également révélé que le développement embryonnaire pouvait se poursuivre en laboratoire, grâce à un système in vitro.

Le défi pour les chercheurs consiste à combler la période qui suit les 14 premiers jours de l’embryon conçu par FIV – période qui correspond à un seuil critique car elle comprend des étapes clés du développement de l’embryon.

À ce jour, de nombreux pays ont défini une limite de quatorze jours à ne pas dépasser pour le développement embryonnaire in vitro à des fins de recherche ou pour la fécondation, soit sous la forme de recommandations, soit par l’intermédiaire d’une loi, comme c’est le cas en France.

Que se passerait-il en cas de gestation extra-corporelle totale ?

Les recherches actuelles sur le développement de l’UA « partiel » dans lequel l’enfant serait placé dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide de synthèse sont motivées par des raisons thérapeutiques, notamment la réduction de la mortalité des nouveau-nés prématurés.

Toutefois, l’UA « total » qui permettrait une gestation extra-corporelle, de la fécondation à la naissance, pourrait se déployer pour répondre à d’autres objectifs. Il s’agit naturellement d’un exercice de prospective, mais voici certains développements qui semblent envisageables si l’UA « total » venait à être développé et à devenir largement accessible.

Certaines femmes pourraient y avoir recours pour des raisons personnelles. Henri Atlan en avait déjà prédit la banalisation :

« Très vite se développera une demande de la part de femmes désireuses de procréer tout en s’épargnant les contraintes d’une grossesse […] Dès qu’il sera possible de procréer en évitant une grossesse, au nom de quoi s’opposera-t-on à la revendication de femmes pouvant choisir ce mode de gestation ? »

Dans une société capitaliste, certaines entreprises pourraient encourager la « culture des naissances » extra-corporelles afin d’éviter les absences liées à la grossesse humaine. Une discrimination pourrait alors s’opérer entre les salariées préférant une grossesse naturelle et celles préférant recourir à l’UA dans le cadre de leur projet de maternité. Dans un contexte concurrentiel, d’autres entreprises pourraient financer l’UA. Rappelons à cet égard que, aux États-Unis, plusieurs grandes entreprises (Google, Apple, Facebook, etc.) couvrent déjà le coût de la FIV et/ou de la congélation des ovocytes afin d’attirer les « meilleurs profils », bien qu’aucune de ces pratiques ne constitue une « assurance-bébé ». Plusieurs cycles de FIV peuvent en effet être nécessaires avant de tomber enceinte.

L’UA pourrait être utilisé afin de pallier l’interdiction de la gestation pour autrui (GPA) en vigueur dans de nombreux États, ou être préféré à la GPA afin d’éviter les situations où la mère porteuse, après s’être attachée à l’enfant qu’elle portait, refuse de le remettre aux parents d’intention, ou encore pour une question de coût.

Femme enceinte. // Source : Pexels
Femme enceinte. // Source : Pexels

L’industrie de la fertilité pourrait développer ce qui serait un nouveau marché – celui de l’UA –, parallèlement à ceux de la FIV, du sperme, des ovocytes et de la GPA, déjà existants. Nous aboutirions alors à une fabrication industrielle de l’humain, ce qui modifierait profondément l’humanité.

Indéniablement, l’UA pourrait mener à la revendication d’un droit à un designer baby (bébé à la carte ou bébé sur mesure) sous le prisme d’un eugénisme privé. Avec un corps pleinement visible et contrôlable dans l’UA, les parents pourraient exiger un « contrôle de qualité » sur l’enfant durant toute la durée de la gestation artificielle.

Aux États-Unis, plusieurs cliniques de fertilité proposent déjà aux futurs parents de choisir le sexe et la couleur des yeux de leur enfant conçu par FIV, option couplée à un diagnostic préimplantatoire (DPI). D’autres, telles que Genomic Prediction, offrent la possibilité de sélectionner le « meilleur embryon » après un test polygénique, avant son implantation dans l’utérus de la mère. La naissance de bébés génétiquement modifiés est aussi possible depuis celles de Lulu et de Nana en Chine, en 2018, malgré l’interdiction de cette pratique.

Dernier élément de cet exercice de prospective : l’UA pourrait être utilisé à des fins politiques. Certains pays pourraient mener un contrôle biomédical des naissances afin d’aboutir à un eugénisme d’État. D’autres États pourraient tirer avantage de l’UA pour faire face au déclin de la natalité.

Qu’en pensent les féministes de l’utérus artificiel ?

En envisageant la séparation de l’ensemble du processus de la procréation – de la conception à la naissance – du corps humain, l’UA suscite des débats au sein du mouvement féministe.

Parmi les féministes favorables à l’UA, Shulamith Firestone (1945-2012), dans son livre The Dialectic of Sex : The Case for Feminist Revolution (1970), soutenait que l’UA libérerait les femmes des contraintes de la grossesse et de l’accouchement. Plaidant contre la sacralisation de la maternité et de l’accouchement, elle estime que l’UA permettrait également aux femmes de ne plus être réduites à leur fonction biologique et de vivre pleinement leur individualité. Cette thèse est partagée par Anna Smajdor et Kathryn Mackay.

Evie Kendel, de son côté, juge que, si l’UA venait à devenir réalité, l’État devrait le prendre en charge, au nom de l’égalité des chances entre les femmes.

Chez les féministes opposées à l’UA, Rosemarie Tong considère qu’il pourrait conduire à « une marchandisation du processus entier de la grossesse » et à la « chosification » de l’enfant. Au sujet des enfants qui naîtraient de l’UA, elle affirme :

« Ils seront de simples créatures du présent et des projections dans l’avenir, sans connexions signifiantes avec le passé. C’est là une voie funeste et sans issue. […] Dernière étape vers la création de corps posthumains ? »

Tous ces débats sont aujourd’hui théoriques, mais le resteront-ils encore longtemps ? Et quand bien même l’UA deviendrait un jour réalisable, tout ce qui est techniquement possible est-il pour autant souhaitable ? Comme le souligne Sylvie Martin, autrice du Désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel (2012), tous les êtres humains naissent d’un corps féminin. Dès lors, en cas d’avènement de l’UA, pourrions-nous encore parler « d’être humain » ?

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Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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