Sekiro: Shadows Die Twice érige l’exigence au rang de leitmotiv. Au point d’aller trop loin ?

J’ai fini Sekiro: Shadows Die Twice. Cette phrase, vous ne l’entendrez certainement pas à tous les coins de rue. Pourtant, j’ai bel et bien fini Sekiro: Shadows Die Twice, assistant à l’une des fins possibles après je-ne-sais-combien d’heures mélangeant échecs et triomphes et, surtout, un grand nombre de game over. Digne héritier de la saga Dark Souls, le jeu édité par Activision et développé par From Software prône l’exigence, l’humilité et le don de soi. Au point de paraître légitiment inaccessible aux yeux de beaucoup.

À une époque où la notion de difficulté s’est effacée derrière la volonté, sinon la nécessité, de rendre les jeux plus accessibles dans un marché en croissance, Sekiro: Shadows Die Twice pourrait apparaître comme une anomalie. Il est le représentant d’une frange de productions où le ridicule (enchaîner les échecs) laisse sa place à la fierté (triompher, enfin).

Ces productions ne séparent pas nécessairement les doués des moins doués, puisqu’il y a une notion d’investissement propre à chacun. Mais la frontière entre le très difficile et le trop difficile est ténue. Et c’est à se demander si le studio japonais n’est pas allé trop loin avec son dernier projet.

La difficulté, il faut l’accueillir et la digérer

« Je ne finirai jamais Sekiro: Shadows Die Twice », titre Shaun Prescott dans sa chronique du 26 mars 2019 publiée dans les colonnes de PCGamer. Un son de cloche défaitiste que l’on retrouve chez Thomas, joueur vétéran des Dark Souls, interrogé par Numerama. Selon lui, From Software est allé trop loin : « Que Sekiro soit un jeu difficile est un fait. Mais, à l’inverse d’un Dark Souls, il n’offre presque aucune évolution pendant  l’aventure. Ce qui rend chaque combat pénible et frustrant. Jouer à un jeu pour peiner à progresser sans en tirer de réelle satisfaction n’est pas ma définition de ce que doit être un bon jeu vidéo. »

Ces avis pestant contre une difficulté a priori insurmontable, on en retrouve sur les forums spécialisés. Comme sur Reddit, où un fan de la trilogie Dark Souls et de Bloodborne (autre jeu de From Software reposant sur les mêmes leviers), se lamente dans un sujet intitulé ‘Je pense que Sekiro est trop dur’. Au sein de la communauté, on trouve quand même des joueurs plus tenaces. À l’image de Jérémy, qui nous explique : « Sekiro reste dans la droite lignée de ce que propose From Software depuis des années : des jeux qui prennent le contre-pied des codes récents du jeu video. Nous sommes seuls face à des défis qui semblent insurmontables, et c’est en mêlant pugnacité et observation que l’on trouve la faille qui nous fait avancer. » 

En bref, pour certains, Sekiro: Shadows Die Twice est un jeu qui se mérite. « On a un jeu qui demande de l’investissement à la fois en terme de temps, et d’huile de coude  », souffle ExServ, vidéaste, auteur et spécialiste des jeux From Software.

Une philosophie bien spécifique

Pour accepter le challenge de Sekiro, il faut d’abord comprendre la philosophie de ses affrontements. Comme ils diffèrent grandement de ceux des Dark Souls, il faut tout apprendre de A à Z. Ici, pour triompher, il faut savoir parer au bon moment pour briser la garder des ennemis et avoir l’opportunité de les tuer d’un seul coup. Il y a donc des risques à prendre, et la moindre erreur peut être punitive (à cause des dégâts adverses qui avalent la barre de vie en deux temps trois mouvements).

Sekiro: Shadows Die Twice // Source : Activision

Sekiro: Shadows Die Twice

Source : Activision

Injustice et frustration

De ma propre expérience, je peux affirmer que les premières heures s’apparentent à un véritable calvaire. Et l’envie d’abandonner n’est jamais très loin. Mais à force d’obstination, ce sentiment de frustration à la limite de l’injustice permet de comprendre les mécaniques, et s’en servir à bon usage.

À ce sujet, ExServ souligne : « Il y a de nombreuses formes de difficultés. Ce que je trouve le plus difficile dans Sekiro, c’est le temps de réaction attendu des joueurs, qui me paraît plus court que dans les jeux précédents. On nous demande de lire l’action en une fraction de seconde et de prendre une décision dans l’instant. Lee rythme acharné du jeu versus un jeu comme Dark Souls rend l’expérience plus difficile (…). Je suis persuadé qu’à vouloir aborder Sekiro comme un Souls, pas mal de monde s’est cassé les dents, et a pu ressentir de la frustration. Alors que, justement, il faut à nouveau faire preuve de l’ouverture d’esprit qui nous avait permis à l’époque de comprendre les Souls et leur gameplay originaux. »

« Un parti pris assez vite décourageant »

De son côté, Nicolas Verlet, rédacteur en chef du site de jeux vidéo Gamekult, n’irait pas jusqu’à dire que Sekiro: Shadows Die Twice est plus dur que ses ancêtres. Il argumente : « Avec From Software, je dirais que le plus difficile [des jeux] est souvent le premier par lequel on commence. Il faut s’habituer à son rythme, à son ciblage, à son exigence de placement, à ses indications cryptées, intégrer la réapparition des ennemis, les morts injustes, l’XP qui s’envole, les combats perdus d’avance, les dégâts disproportionnés, les soins limités… Bref, toute sa grammaire. »

Mais il prête volontiers au jeu une exigence à part et inédite : « Le fait de se reposer essentiellement sur une mécanique de timing, c’est un parti pris qui devient assez vite décourageant. C’est pour ça que certains combats de boss peuvent prendre deux à trois heures, montre en main ». Et c’est pour cela, aussi que certains lâchent l’affaire pour éviter de faire des cauchemars.

Un mode facile, pour quoi faire ?

Dans une tribune publiée le 2 avril 2019, Kotaku explique que l’ajout d’un mode facile aurait été une bonne chose, car un tel mode n’a jamais ruiné une expérience de jeu. Dans le cas de Sekiro: Shadows Die Twice, qui ne laisse aucun choix en la matière, là où d’autres jeux multiplient les modes de difficulté (on pense aux 7 modes de Wolfenstein), il permettrait aux novices de profiter de l’univers, du gameplay et de l’histoire sans souffrir à chaque seconde.

Dans la majorité des cas, on peut difficilement donner tort à Kotaku. En ce qui concerne Sekiro: Shadows Die Twice, l’ajout d’un mode facile risquerait au contraire d’aller à l’encontre du principe-même du jeu, en annihilant la philosophie basée sur la capacité du joueur à se surpasser pour mériter de voir ce qu’il y a après.

Les modes de difficulté de Wolfenstein 2: The New Colossus // Source : Kotaku

Les modes de difficulté de Wolfenstein 2: The New Colossus

Source : Kotaku

Pour ExServ, il n’y a aucun problème à envisager l’intégration d’un mode facile. Il nous confie : « Bien sûr l’expérience authentique est d’y jouer avec les paramètres imaginés par le studio, mais on n’a pas tous la même tolérance face à l’échec. Un jeu comme Celeste a démontré à quel point on peut laisser une liberté aux joueurs sans qu’ils se gâchent le plaisir.»  Il prend l’exemple d’un des abonnés à sa chaîne YouTube, qui lui a confié qu’il devenait compliqué de jouer à des jeux comme Sekiro, passé 50 ans. «Or, je ne vois pas de raison d’empêcher qui que ce soit de découvrir ces jeux et d’en profiter à leur niveau », constate-t-il.

Le joueur admet quand même avoir du mal à imaginer un Sekiro en « mode tourisme ».

On n’a pas tous la même tolérance face à l’échec

On notera que From Software prône un peu plus l’ouverture avec Sekiro: Shadows Die Twice. En témoignent son intrigue plutôt compréhensible et l’intégration de tutoriels très explicatifs. La jauge d’endurance, qui limite le nombre de mouvements et peut signifier la mort quand elle est vidée, a aussi été retirée. On ne retrouve pas non plus de pièges liés à l’architecture des niveaux (zones plongées dans le noir, trous cachés, ennemis qui tendent une embuscade) ou de coffres qui se transforment en monstre quand on veut les ouvrir. Mais ce n’est pas pour ça que l’aventure est plus facile.

Les jeux difficiles inspirent d’autres jeux difficiles

Peut-être que la solution ne doit pas venir du studio, mais des joueurs eux-mêmes ? Il est par exemple pertinent de regarder comment Studio MDHR gère la difficulté dans Cuphead (reposant lui aussi sur un challenge très élevé). Si les développeurs autorisent un mode facile qui amenuise de manière drastique le défi, il ne permet pas de progresser dans l’histoire. Le mode facile est un trompe-l’oeil ; on pourrait presque parler de troll. Pour avancer, il faut se transcender, quoi qu’il en coûte.

Cuphead // Source : Studio MDHR

Cuphead

Source : Studio MDHR

From Software est peu enclin à se plier au diktat de l’accessibilité. Mais son approche du challenge, basé sur des sensations retrouvées (ah les jeux d’antan, c’était quelque chose), inspire. Par exemple, Nintendo s’est imprégné de cette exigence dans The Legend of Zelda: Breath of the Wild, où le joueur doit se débrouiller tout seul, avec très peu d’aide. « Ce qu’a apporté From Software, c’est justement l’idée qu’il existe non seulement un public qui est friand de challenge, mais qu’on peut tout à fait créer des expérience autour de ça. Je ne vais pas oser parler de ‘darksoulisation’ du jeu vidéo, mais le fait est qu’une quantité de jeux s’en inspirent aujourd’hui à différents niveaux », révèle ExServ.

«Ce qui rend une expérience de jeu mémorable et enrichissante, c’est aussi le défi »

Les jeux durs ont-il encore une place dans un marché porté par un public qui grandit d’année en année ? « Ce qui rend une expérience de jeu mémorable et enrichissante, c’est aussi le défi qu’elle a représenté et la persévérance qu’il a fallu lui opposer. C’est d’ailleurs tout aussi valable pour un Top 1 éreintant sur Fortnite ou une remontada sur FIFA. From Software pousse cette logique à son paroxysme dans le domaine du jeu d’action. La différence, c’est qu’à l’inverse de la plupart des autres jeux, [From Software] impose ses règles et tu es libre de les accepter, ou les refuser. La vérité, c’est qu’avec un peu de persévérance, d’entraide et d’encouragements, beaucoup de joueurs peuvent aller au bout », affirme Nicolas Verlet.

En bonne novlangue, on serait ainsi tentés de dire que la darkoulisation évoquée a répondu à la casualisation — le fait de rendre un jeu plus facile — dont le jeu vidéo a eu besoin pour grandir et s’épanouir. Libre aux joueurs, ensuite, d’accepter de relever le défi ou de trouver du plaisir ailleurs. Car c’est aussi et surtout ça, au fond, la diversité.

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