Le streamer, qui est suivi par des millions de fans, assume exclure volontairement les femmes de ses directs, pour ne pas « nourrir les potins ». Et ne semble pas réaliser l’ampleur de cette mesure discriminatoire.

Ninja est le joueur le plus connu de Fortnite, ce jeu vidéo en ligne de construction et de survie qui est devenu un véritable phénomène en à peine un an. L’Américain de 27 ans gagne au moins 500 000 dollars par mois, notamment grâce à son travail de vidéaste : il se filme en train de jouer sur la plateforme Twitch, et compte plus de 250 000 abonnés payants.

Tyler Belvins, de son vrai nom, joue régulièrement avec d’autres gamers ; il a même plusieurs fois partagé la vedette avec l’artiste Drake, qui lui a promis un don de 5 000 dollars s’il réussissait à faire gagner son équipe. Mais il a une règle : il ne joue « jamais avec des femmes ». Et l’assume.

Pour chaque achat effectué sur Fortnite avec son code partenaire Support-A-Creator, Ninja récupère une certaine somme. // Source : YouTube/Ninja

Pour chaque achat effectué sur Fortnite avec son code partenaire Support-A-Creator, Ninja récupère une certaine somme.

Source : YouTube/Ninja

Une mesure discriminatoire

Dans une interview accordée au site Polygon, il a expliqué faire volontairement le choix de ne jamais inviter de joueuse sur ses directs en streaming pour « éviter les potins »: « Si je joue avec une fille, que j’ai une conversation avec elle, et qu’il y a le moindre indice qui pourrait être pris pour du flirt, cela va être récupéré et partagé sur toutes les vidéos en ligne, et ça deviendra du clickbait pour toujours », a-t-il affirmé.

Seule exception : Jessica “Jghosty” Blevins, la femme de Tyler, qui est également streameuse et apparaît régulièrement sur les vidéos de son mari. Ninja précise que l’idée de ne pas jouer avec d’autres femmes est une décision qui viendrait « 100 % de lui », et qu’il aurait prise pour protéger leur relation : « Je ne vais pas te faire subir ça », a-t-il insisté.

Les stars de Twitch et de YouTube sont suivies par de nombreux fans qui peuvent, parfois, aller trop loin dans l’observation et le décorticage des vidéos dans l’espoir de mettre au jour des relations secrètes entre différentes célébrités. Mais le postulat de Ninja, qui a été applaudi comme une réaction « intelligente » par certains membres de sa communauté, est pourtant discriminatoire. Surtout dans un milieu où les femmes sont sous-représentées, et subissent encore de nombreuses oppressions.

Pour les néophytes, Ninja est un inconnu. Mais il est une célébrité pour des millions de jeunes joueurs et des adolescents à travers le monde, avec ses 3 millions d’abonnés sur Twitter, 10 millions de followers sur Twitch et 16 millions d’abonnés à sa chaîne YouTube. En affirmant qu’il refuse de jouer avec des femmes, Tyler Belvins banalise auprès de millions de jeunes gens l’exclusion d’une partie de la population, uniquement à cause de leur genre.

Un fait n’est pas contestable : les streamers-stars doivent faire face à des rumeurs constantes sur leur vie privée et voient leur image — devenue publique — souvent réutilisée dans d’autres vidéos, sans qu’ils ne puissent rien y faire. Mais la solution d’exclusion volontaire, efficace au demeurant, car extrêmement simpliste, véhicule un message terrible pour les femmes : parce que des internautes mal intentionnés risquent d’utiliser votre présence pour faire du clic, vous serez exclues des vidéos.

Belvins présente cette solution avec beaucoup d’aplomb, comme si elle était « logique » et la seule manière de lutter contre ces internautes mal intentionnés. Or le YouTubeur pourrait, à l’inverse, multiplier les directs avec de nombreuses femmes — comme il le fait avec des hommes — afin de montrer que le genre n’est pas important, et qu’il se comporte de la même manière avec joueurs et joueuses. Mais la solution d’exclusion est plus facile à mettre en place, et le joueur ne semble pas réaliser qu’elle pose un problème.

Une logique qui perpétue les inégalités

Cette solution simpliste est pourtant représentative d’une logique malheureusement utilisée à plus large échelle pour discriminer les femmes dans tous les milieux sociaux et tous les corps de métier. Dans l’armée française, les femmes étaient interdites dans les sous-marins jusqu’en 2014, sous prétexte qu’elles s’exposaient à plus de « risques » et qu’elles pouvaient perturber le bon fonctionnement — entendre « le bon fonctionnement entre hommes » —  d’une équipe.

Un postulat qui, en plus d’être hétéronormé et réduisant les hommes à des « pulsions » sexuelles, ne faisait qu’entretenir la fracture : il n’y avait pas de femmes à bord, car… il n’y avait pas de femmes à bord. Cette logique est depuis en train de changer, à la demande des femmes discriminées. En 2018, 4 femmes ont participé pour la première fois à une mission de 70 jours dans un sous-marin.

Carte des pays qui autorisent (en vert) et n'autorisent pas (rouge) les femmes à bord de sous-marins // Source : Marie Turcan/2014 pour les Inrocks

Carte des pays qui autorisent (en vert) et n'autorisent pas (rouge) les femmes à bord de sous-marins

Source : Marie Turcan/2014 pour les Inrocks

Dans un tout autre registre, le vice-président américain Mike Pence — l’un des hommes les plus puissants des États-Unis — assume ne jamais manger seul à seul avec une femme, à l’exception de son épouse. À nouveau, le message renvoyé est insultant pour les hommes — qui ne seraient capables de « se contrôler », seuls avec une femme, ou seraient forcément soupçonnés de drague — mais il est également discriminatoire pour les consœurs de Pence, qui n’ont pas les mêmes chances que des hommes de pouvoir discuter, s’organiser, préparer des réunions seuls à seuls avec le vice-président.

D’aucuns pourraient affirmer que Ninja, n’étant pas le supérieur hiérarchique de ces femmes, a le droit de faire « comme bon il lui semble », et de les exclure s’il le souhaite. Qu’elles pourraient « aller ailleurs ». Mais il y a deux limites à cette réflexion. La première : le streamer accepte tous les abonnés et tous les spectateurs, hommes comme femmes. Ces dernières ont donc le droit de s’abonner — et même payer — à sa chaîne, mais pas d’y figurer.

Tyler Belvins est dans une position de pouvoir

La deuxième est que Belvins n’est pas dans une relation hiérarchique, mais il est bien dans une position de pouvoir : à son niveau de célébrité, il peut avoir un impact énorme sur la communauté — il n’y a qu’à voir les répercussions qu’a pu récemment avoir un seul tweet du YouTubeur gaming Squeezie —. Le streamer pourrait se dire « neutre » et ne pas avoir envie de s’intéresser aux débats sur les difficultés des femmes à évoluer dans le milieu du jeu vidéo, mais son choix démontre une prise de position : en choisissant de perpétuer les discriminations au lieu d’aider à les combattre, il a, sans s’en rendre compte, choisi un camp.

À la suite de l’interview accordée à Polygon, le streamer a publié un communiqué sur Twitter, le 14 août 2018, affirmant que « des gens ont sous-entendu que j’avais un problème avec le fait de jouer avec des femmes, mais je veux être sûr que l’on comprenne que le problème dont je parle est le harcèlement en ligne et comment je le minimise par rapport à notre vie (…) Vu que j’ai fêté mon anniversaire de mariage il y a peu, ma famille et ma femme seront toujours les choses les plus importantes pour moi (…) J’ai hâte de rencontrer et jouer avec tout type de joueur de Fortnite dans les futurs tournois et les événements. » Mais pas sur sa chaîne.

Cet article a été mis à jour le 14 août pour rajouter le communiqué de Ninja.


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