Je me souviens de ma première confrontation scolaire avec la Première Guerre Mondiale. C’était au collège et le cours suivait, de manière chronologique, l’évolution du conflit en Europe vu depuis la France. Je me souviens des batailles, de l’effort de guerre, de ces jeunes qui pensaient revenir quelques mois plus tard, partant la fleur au fusil s’amuser à être des soldats — et l’horreur qui a suivi sur le champ de bataille. Tout ce programme, pensé comme une introduction à l’histoire moderne de la France, était centré sur notre pays, notre armée, notre économie et notre industrie.
Le lycée français, dans son programme d’histoire, est une redite plus détaillée et plus précise du programme du collège. C’est en première, je crois me souvenir, que je suis de nouveau repassé sur cet épisode sanglant. La trame du cours n’était pas si différente de celle entrevue quelques années plus tôt : tout juste donnait-on plus de détails, plus de précisions sur les forces militaires et économiques en présence.
On nous apprenait alors comment cette guerre avait changé un monde et comment elle se préparait de longue date. Reste que tout était encore une fois centré sur la France — tout juste entendait-on parler de cette histoire de François-Ferdinand d’Autriche, assassiné par on ne sait trop qui à Sarajevo et qui aurait été l’élément déclencheur de la Première Guerre Mondiale.
Et pour la plupart des étudiants, celle qu’on nomme la Grande Guerre s’arrête là. Beaucoup ne feront plus jamais d’histoire ou ne s’intéresseront pas au conflit. Ils se souviendront des batailles, peut-être, et du rôle de la France lors des commémorations, en regardant un reportage sur le sujet ou en visitant une expo. De l’histoire de la guerre, ils n’auront eu que la vision française des programmes nationaux et croiront alors, sans que ce soit bien leur faute, que cette Guerre Mondiale était la Guerre de la France Avec Et Contre Le Monde.
J’ai eu la chance, en classes préparatoires, de me confronter au sujet de manière bien plus vaste, grâce à un programme d’histoire sobrement intitulé « La Méditerranée de 1798 à 1956 ». Sans entrer dans les détails, ce programme était d’une intelligence rare dans la mesure où son aspect macro-historique permettait de voir clairement tous les enjeux culturels, économiques et militaires qui, dans l’histoire d’une région, ont amené à la création d’un empire colossal, puis à deux guerres qui ont vu cet empire disparaître et l’Europe coloniale régner avant de désorganiser des pays puis se retirer, laissant cette Méditerranée dans le chaos qu’on connaît aujourd’hui.
C’était la première fois que cette Première Guerre Mondiale, dans ma vie d’étudiant en lettres, sortait de France et même si le pays jouait toujours un rôle capital, j’ai compris à ce moment-là que « Guerre Mondiale » ne désignait pas simplement l’affrontement de plusieurs nations mais bien un événement qui bouleverse le monde en profondeur et sur la durée.
La deuxième fois que j’ai pu prendre ce monde de haut, c’est dans la campagne solo de Battlefield 1. et même si ce n’est pas de l’histoire, cela fait du bien.
La Première Guerre Française
On a beaucoup lu sur le choix d’Electronic Arts de ne pas mettre l’armée française dans son titre phare de 2016 tournant autour de la Première Guerre Mondiale. Réactions outrées ici, menaces de boycott là : nous-mêmes, sur Numerama, n’avions pas forcément bien pris la nouvelle. D’autant que, insulte ultime, Electronic Arts a annoncé vouloir faire passer à la caisse une nouvelle fois pour jouer une campagne française en la proposant lors d’un DLC à venir. C’est donc à reculons, plein de préjugés et un brin de fierté bafouée que j’ai lancé la campagne solo du jeu.
Dès le prologue, on se rend pourtant compte que ce ne sera pas n’importe quel jeu de guerre. EA a choisi de faire un jeu de guerre, mais pas un jeu de guerrier. La nuance est subtile mais se comprend facilement : on peut montrer la violence sans en faire une apologie béate. Alors quand le jeu vous met dans la peau de plusieurs soldats, qui mordront la poussière, qui tué par balle, qui explosé par une roquette, vous commencez par vous prendre la guerre en pleine face : ici, on meurt, de manière sale et sans héroïsme. Le direction artistique, particulièrement léchée, écrit en lettres blanches sorties d’un documentaire Netflix votre date de naissance et votre date de mort. Vous êtes jeune, vous vous êtes battu et vous êtes mort. Voilà tout.
Cette subtilité narrative est clairement le fil rouge des histoires racontées par EA, qui vont s’attacher à montrer, pour un joueur français tout du moins, que cette guerre n’était pas qu’une guerre française, mais un événement dramatique et individuel pour chaque soldat. La violence n’a pas de nation et l’empathie fait le reste : on ne pleure pas moins la mort d’une rebelle arabe dans l’Empire Ottoman que celle d’un jeune Italien sur les Alpes ou d’un soldat français dans les tranchées.
La première mission vous met aux commandes d’un conducteur de char anglais Mark V devant se frayer un chemin dans une forêt autour de Cambrai. Vous apprendrez à vos dépens que ces machines de métal n’étaient pas véritablement sûres, qu’elles offraient une protection toute relative à l’équipage et surtout qu’elles tombaient en panne au plus mauvais moment. Vous ? Vous jouez un nobody de plus, qui sait à peu près conduire un blindé de ce genre mais qui s’est trouvé à ce moment-là au mauvais endroit au mauvais moment. Vous alternerez entre les phases à pied et les phases en char, luttant pour la survie de vos camarades.
Pour un Français, ce premier épisode est intense : vous allez traverser des paysages à l’architecture connue. Vous reconnaîtrez des cafés traditionnels, des chemins de fer et des maisons. Alors même que je savais l’environnement parfaitement destructible, plusieurs fois je n’ai pu me résoudre à tirer pour tester les limites du moteur physique, comme si ce n’était pas un jeu. Je ne pouvais pas détruire les maisons de notre patrimoine, fussent-elles uniquement des polygones. Et c’est pour cela que Battlefield 1 fonctionne : en ne vous mettant pas dans la peau d’un héros, vous vous sentez en jeu comme si c’était vous, un rouage plus ou moins impuissant dans un grand conflit. Votre sensibilité fait partie du gameplay.
L’épisode américain qui suit est d’ailleurs un doigt d’honneur adressé à toutes les grosses productions du genre qui vous mettent dans la peau d’un homme, Américain et blanc, parti tuer des méchants (Russes, Allemands, Chinois…) et qui réussit, seul, à sauver la planète entière par son héroïsme sans mesure. L’histoire est racontée par ce protagoniste, survivant, qui s’imagine sa guerre aérienne. Comme dans un Nabokov, vous devez faire confiance à cet homme qui vous parle et vous embarque dans son périple : jamais le jeu ne vous dira si ce que vous vivez s’est réellement produit. Dès les premières secondes, vous saurez pourtant que cet Américain est un menteur et un usurpateur… et vous comprendrez que l’histoire abracadabrante que vous vivez est peut-être une parodie.
Coucou Call of.
La guerre des autres
La narration italienne, Aventi savoia, raconte l’histoire de deux frères, soldats Arditi, cette division spéciale de l’armée pendant la guerre, menant un combat sur le front alpin. Cette séquence, dont on ne vous gâchera pas l’intrigue, est particulièrement traumatisante, opposant la puissante armée austro-hongroise à de jeunes gens un brin paumés qui cherchent à défendre leurs terres.
L’héroïsme est toujours rabaissé : ici, ce sont des considérations naïves, pures et belles qui comptent. Sauver un frère, retourner à la maison, protéger ses enfants. C’est comme ça que les soldats trompent la mort — ou essaient de la tromper. Le décor idyllique des Alpes contraste avec l’horreur du champ de bataille qui devient de plus en plus cauchemardesque à mesure que le héros progresse. Pendant ces combats, l’Italie a perdu plus de 650 000 militaires et 580 000 civils. Du côté de la Triple Entente, seules la Russie et la Serbie ont vu autant de non combattants tomber sous les armes des militaires.
L’épisode méditerranéen est aussi d’une puissance rare : il met le joueur aux commandes d’un vieux briscard des conscrits australiens venu servir l’armée britannique. Frederick Bishop, légende du champ de bataille, est rejoint par un jeune admirateur un brin naïf, qui a fait tout le chemin depuis l’Australie pour assister son idole. Dans les Dardanelles, Bishop joue le rôle de messager et d’éclaireur.
Ici, tout est question de mateship, cette valeur toute australienne qui dit la fraternité de l’autre côté du monde. Entre les erreurs stratégiques des Anglais qui mettent en péril leurs alliés et les Ottomans pas prêts à lâcher leurs forts même asphyxiés par les charges de leurs ennemis, c’est toute l’absurdité du conflit qu’on voit se déployer derrière la lunette de notre sniper. Et on se prend à s’attacher à ce gamin tout juste débarqué de notre côté du monde qui ne comprend pas grand chose à la guerre mais connaît le courage.
Enfin, le joueur va prendre en main le destin de Zara Ghufran, rebelle arabe contre l’Empire Ottoman, ralliée à Lawrence d’Arabie. Entre assassinat, espionnage et destruction, on suit une histoire qui se déploie dans l’un des théâtres les plus sanglants de la guerre — l’Empire Ottoman aurait perdu plus de 4 millions de civils pendant la période. La volonté de liberté de Zara n’a d’égal que la duplicité du personnage secondaire de l’intrigue : qui est vraiment cet officier anglais allié de la révolution ? Quels intérêts sert-il ? Battlefield 1, comme un bon film, ne donne pas de réponse tranchée, mais ouvre la question de la possession de l’or nouveau : le pétrole.
Halte au nationalisme
Battlefield 1 n’est pas une leçon d’histoire et nous espérons que les historiens se pencheront sur les différentes narrations pour en relever les incohérences et les aberrations. Cela dit, le titre d’EA reste une expérience de la Première Guerre Mondiale rare et unique qui confronte à chaque instant le joueur avec sa propre fin. La mort et la destruction sont partout. Chaque victoire amène de nouvelles questions sur l’état dans lequel cette guerre a laissé le monde. Même quand Battlefield 1 vous fait gagner, le jeu vous rappelle que votre victoire n’a pas amené la paix. Au mieux retrouvez-vous, comme les héros que vous incarnez, une sorte de paix intérieure.
Et c’est pour cela que le jeu marque des points : en plus d’être une claque graphique et de proposer un gameplay aux petits oignons dans lequel on ne s’ennuie jamais et qui donnera pas mal de challenges à tous les joueurs, il fait un pas de côté par rapport à un grand nombre de productions sur la guerre. Un joueur français, au lieu de se lancer dans une diatribe nationaliste forcément stérile, devrait savourer cette possibilité de voir la guerre dont on lui parle depuis le collège sous un angle différent. Il verrait alors qu’une guerre ne se juge pas forcément sur des chiffres, des morts ou des victoires, mais que la guerre d’un Italien ou celle d’un Australien n’était pas plus facile que celle de nos Poilus. Et peut-être, alors, ouvrira-t-il un livre d’histoire pour savoir comment cela s’est passé au-delà de Verdun.
Au mieux retrouvez-vous, comme les héros que vous incarnez, une sorte de paix intérieure
Ce faisant, il verrait alors qu’Electronic Arts a non seulement redoublé d’efforts pour se débarrasser des clichés liés au genre, jusqu’à les caricaturer, mais a aussi raconté l’histoire des oubliés de la guerre. Et on ne parle pas des Américains, non, mais de la fière Zara, de Danny Edwards dans son Mark V, de Luca Vicenzo sous son armure, ou de Bishop le coureur. Le seul Américain du lot est représenté par Clyde, le yankee tête brûlée à forte tendance mythomane. Autant pour l’impérialisme.
Une partie sur le multijoueur sera ajoutée à ce test plus tard : nous ne voulions pas nous précipiter avant de rendre un verdict précoce.
Le verdict
Battlefield 1
On a aimé
- La narration sensible
- Le spectacle
- Le gameplay renouvelé
On a moins aimé
- Un peu court
- Un jeu en pack
- La BO, planplan
La campagne solo de Battlefield 1 est d'une intensité rare, aussi bien par son gameplay qui alterne des scénarios d'attaques libres et des séquences scriptées épiques que par l'histoire qu'elle raconte : celle de femmes et d'hommes normaux, qui ne veulent que continuer à vivre dans un conflit qui les dépasse.
Electronic Arts a su manier la fiction pour l'intégrer à la grande histoire sans en faire une leçon : BF 1 sait interroger et poser les bases d'une réflexion. En joueur français, on apprécie incarner des personnages qui ne sont pas ceux des cours et de notre grand roman national à nous, faisant presque du titre un manifeste de fraternité internationale.
On regrette seulement d'avoir à payer un DLC pour connaître le traitement que EA réservera à l'armée française. Mais on sent que l'attente sera récompensée.
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