Les débats sur la « cancel culture » sont de plus en plus nombreux, pourtant un constat s’impose : personne ne semble parler de la même chose. Peut-on parler d’une notion sans savoir ce qu’elle englobe vraiment ?

Cet article est extrait de notre newsletter hebdomadaire Règle30. Nous publions exceptionnellement l’édition du 24 juin 2020 pour vous faire découvrir les sujets que Lucie Ronfaut aborde. Pour la recevoir tous les mercredis, abonnez-vous gratuitement sur cette page ou ci-dessous.

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En lançant une newsletter inclusive sur le web et les nouvelles technologies, je me doutais que j’allais, un jour, devoir parler de cancel culture. Je considère ce sujet comme une épée de Damoclès numérique. Si vous êtes une femme, une personne LGBT/racisée/appartenant plus généralement à une minorité, et que vous parlez de sujets qui vous sont propres sur les réseaux sociaux, la question risque à tout moment de vous tomber dessus. Mais quand même, tu n’es pas d’accord que la cancel culture est dangereuse ?

En exclusivité pour #Règle30, je vous dévoile mon problème personnel avec la cancel culture : je ne sais pas ce que c’est. Personne n’a la même définition de ce concept qui, pourtant, a l’air de préoccuper pas mal de monde en ligne et dans les médias. On l’utilise donc à toutes les sauces, et pour des situations radicalement différentes.

Qu’est-ce que signifie être cancelé ? Être critiqué ou critiquée en ligne, faire l’objet de harcèlement, fermer son compte Twitter, perdre son emploi, finir au tribunal pour répondre de ses actes potentiellement répréhensibles ? Qui peut être « annulé »? Une célébrité, un homme ou une femme politique, vous ou moi ? Qu’est-ce qu’une culture ? Un phénomène de meute, ou juste plusieurs personnes qui prennent la parole simultanément contre une autre ? Que dénonce-t-on en « cancellant » quelqu’un ? Des viols, du harcèlement sexuel, des propos racistes ou transphobes, une blague stupide faite lorsque l’on avait 15 ans ? Tout peut-il être pardonné, sous quel délai ?

L’un des arguments utilisés pour critiquer cette fameuse cancel culture est le risque de la censure. Mais, là encore, j’ignore ce que « censurer » veut dire. Être bloqué sur Twitter par des personnes qui ne veulent pas entendre parler de vous, ce n’est pas la même chose que de perdre toute source de revenus, ou d’être en danger de mort parce que l’on a exprimé son opinion en ligne ou dans un média. Une personne appartenant à une minorité n’a pas du tout le même pouvoir de nuisance qu’un ou une dominante. Donald Trump, probablement l’une des personnes les plus « cancellées » de la planète, pourrait sans doute faire de votre vie un enfer s’il le souhaitait. L’inverse est moins vrai.

Capture d'écran Twitter

Capture d'écran Twitter

Si je suis dubitative face au concept de cancel culture, c’est parce qu’il s’agit souvent d’un concept inutile (et ouais, je cancelle la cancel culture). On veut dénoncer le harcèlement en ligne ? Parlons de harcèlement en ligne. On s’interroge sur la légalité d’un licenciement suite à une campagne de dénonciation sur les réseaux sociaux ? C’est un vrai sujet, qui invite plutôt à se renseigner sur le droit du travail. On craint le repli sur soi des gens qui ne s’entourent que de personnes qui leur ressemblent ? Moi aussi, surtout quand il s’agit des conseils d’administration d’entreprises, d’un gouvernement ou d’une salle de rédaction.

Les réseaux sociaux n’ont pas inventé les rumeurs, les phénomènes de meute, la haine ou nos biais de confirmation. Mais ils ont accéléré ces phénomènes, nous forçant à réfléchir à de nouveaux concepts et enjeux, comme le droit à l’oubli, le cyberharcèlement, ou le fait de grandir, depuis sa naissance, dans un univers hyperconnecté. Pourtant, je ne suis pas certaine que ces sujets intéressent vraiment les critiques farouches de la cancel culture. Où étaient-ils, où étaient-elles, quand ce sont de jeunes gays et lesbiennes, des femmes voilées, des personnes trans qui ont été forcées de fuir le web, sans fortune, tribune ou amis célèbres pour les soutenir?

Les réseaux sociaux ont bouleversé notre vie, pour le meilleur et pour le pire. Ils ont aussi permis à des personnes victimes d’inégalités de s’exprimer comme jamais, car jusqu’ici privées de relais politiques et médiatiques. « La cancel culture sert, dans la culture populaire, à corriger un sentiment d’impuissance », écrit Aja Romano, dans un article mesuré (et passionnant) pour Vox. Dimanche, le géant français des jeux vidéo Ubisoft a annoncé la démission de trois cadres suite à des enquêtes de Numerama et de Libération portant sur des faits de sexisme, d’homophobie, de harcèlement sexiste et sexuel au sein de l’entreprise. Derrière ce travail journalistique, il y a d’abord eu des tweets qui ont brisé un trop long silence. A-t-on peur de la cancel culture, ou de celles et ceux qui peuvent enfin prendre la parole?

Quelques liens

Play it black

J’ai trouvé très intéressant cet article publié chez Pixels/Le Monde portant sur le design des personnages noir·es dans les jeux vidéo, et les problèmes d’ethnocentrisme qu’il soulève. Par exemple, dans une œuvre où l’on peut créer son propre avatar, on bénéficiera souvent de beaucoup d’options pour les cheveux raides, et très peu pour les chevelures bouclées ou crépues. Ces enjeux d’apparence n’ont rien de futile ; il s’agit de garantir une meilleure représentation des joueurs et joueuses noir·es, et même de justice sociale. C’est à lire par ici.

👌 n’est pas OK

Toujours dans les jeux vidéo, je vous recommande la lecture de cet article de Numerama, qui revient sur un changement récent dans la série des Call Of Duty. Il n’y est désormais plus possible de faire le signe “OK” (👌) avec la main, un geste souvent associé au suprémacisme blanc et à l’extrême droite en général. Plus de détails sur cette affaire, et ses précédents dans le milieu du jeu vidéo et des nouvelles technologies, par ici.

Cosplay it black

Le racisme est un sujet récurrent au sein de la communauté dédiée au « cosplay », des personnes qui se déguisent en personnages de fiction, par exemple inspirées de mangas ou de comics. Cet article du média américain Insider revient sur une affaire récente d’une cosplayeuse noire qui a été la victime de nombreuses insultes racistes, après qu’elle se soit déguisée en un personnage qui n’est pas, dans son œuvre d’origine, noir. Pourquoi les réactions sont-elles si violentes? Et qui a-t-on le droit d’incarner, si l’on est une personne racisée? C’est à lire (en anglais) par ici.

Mot compte triple

Je vous parlais il y a quelques semaines des efforts pour retirer des cartes racistes du jeu Magic. Ces réflexions sont loin de concerner seulement la culture geek. Cet article du Monde traite d’une initiative similaire, mais cette fois-ci centrée autour du célèbre Scrabble. L’Association américaine des joueurs de Scrabble souhaite en effet bannir 225 mots insultants ou discriminatoires (racistes, sexistes, etc) de ses compétitions, et ce avec le soutien d’Hasbro, qui édite le jeu. Vous pouvez lire l’article par ici, qui revient sur ce débat, et surtout ses origines, plus anciennes qu’on ne pourrait le penser.

Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer

BL Métamorphose, de Kaori Tsurutani, éditions Ki-oon

BL Métamorphose, de Kaori Tsurutani, éditions Ki-oon

Yuki s’ennuie dans sa vie trop tranquille. Urara travaille dans une librairie. Ainsi démarre BL Métamorphose, une série de mangas dédiée à une amitié improbable entre deux femmes que tout oppose. Car Urara a un secret : elle est passionnée de boys love, des mangas (souvent érotiques) mettant en scène des histoires d’amour entre garçons. Yuki, de son côté, ne connaît rien du boys love, mais le découvre par inadvertance, à la faveur d’une visite dans la librairie d’Urara. Petit détail pas si anodin : Urara est lycéenne, et Yuki une femme âgée de 75 ans.

Le sujet du boys love est souvent traité dans les mangas, qu’il s’agisse de se moquer des fangirls du genre, ou au contraire de les célébrer. BL Métamorphose choisit une voie intermédiaire. Le boys love n’est qu’un prétexte pour parler de l’amitié intergénérationnelle qui lie ses deux protagonistes. Urara est une lycéenne solitaire, qui n’assume pas ses hobbies, et qui ne se retrouve pas dans les attentes de sa mère pour son avenir. Yuki, de son côté, en a marre que ses proches la traitent comme une vieille dame grabataire. Elle va prendre sa jeune amie sous son aile, l’aider à prendre confiance en elle, et même l’accompagner dans l’écriture de son premier manga.

BL Métamorphose parle de culture geek avec sensibilité, mais aussi de sujets beaucoup plus universels, comme la solitude, la peur de la mort et la nécessité de s’accepter tel (et surtout telle) qu’on est. C’est un manga lent et doux, et résolument feel-good.

BL Métamorphose, de Kaori Tsurutani, éditions Ki-oon

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