Les nouvelles règles de transparence de Facebook en matière de publicités politiques ont des conséquences étranges : le réseau social laisse tranquille la page faux-nez d’un site anti-avortement, mais suspend les publicités de militants pro-IVG.

Un reportage de France Culture qui devient une « publicité politique », tandis que des témoignages d’une association anti-IVG passent entre les mailles du filets : l’application des nouvelles règles de Facebook à de quoi laisser dubitatifs. Et ce n’est pas pour déplaire aux militants anti-avortement français.

Le 29 mars dernier, Facebook a mis en place de nouvelles règles touchant aux publicités « de nature sociale, électorale ou politique » dans l’Union Européenne. Facebook cherche avant tout à éviter de nouveaux scandales comme celui des publicités politiques américaines achetées depuis la Russie. Pour diffuser des publicités à caractère politique ou des « problématiques d’importance nationale », un annonceur doit désormais vérifier son identité auprès de Facebook. Les publicités sont alors diffusées avec un avertissement précisant qui a financé la campagne. Le montant investi dans chaque publicité politique est, lui aussi, public.

Cet effort de transparence est bienvenu, mais peut avoir des conséquences paradoxales. Notre enquête montre comment ces règles de Facebook favorisent les militants anti-IVG.

« Pas de prise de position »

Grâce à la « bibliothèque publicitaire » de Facebook, un catalogue censé regrouper l’intégralité des publicités en circulation sur sa plateforme, Numerama a trouvé les publications sponsorisées d’une page intitulée « IVG : Vous hésitez ? Venez en parler ! », suivie par 91 000 personnes. Les publicités de cette page mettent quasiment toutes en avant des récits. La plupart des témoignages présentent des femmes heureuses d’avoir donné naissance à un enfant après avoir considéré l’IVG. Les autres histoires proviendraient de femmes qui ont avorté et le regrettent. Aucune autre histoire n’a été « sponsorisée ».

Capture de l'outil Bibliothèque publicitaire de Facebook

Capture de l'outil Bibliothèque publicitaire de Facebook

Derrière ces témoignages, il ya un site phare des militants anti-avortement: ivg.net. Comme l’a montré le Monde, ivg.net est un site fondé par un couple de militants catholiques. On retrouve dans la presse les récits de plusieurs appels de test qui montrent bien que les conseils donnés par les écoutants et écoutantes ne vont que dans un sens : ne pas avorter.

« IVG : Vous hésitez ? Venez en parler » investit tous les canaux possibles : Facebook, Instagrm mais aussi Messenger. Voici le message envoyé automatiquement par la page lorsqu’Héloïse, une femme contactée par Numerama, a cliqué sur la publicité début juin 2019.

Une façade neutre

Cependant, la page Facebook affiche une façade neutre. Les publicités ne sont « que » des témoignages qui permettent d’attirer des jeunes femmes vers ivg.net, ou bien vers une discussion Messenger avec les administrateurs de la page, qui affirme fournir « des infos complètes sur l’IVG », alors que ce n’est pas le cas dans les faits.

Cette neutralité permet aux militants d’ivg.net de passer entre les mailles de Facebook, qui considère que leurs publicités ne sont pas politiques alors qu’elles le sont. « Il n’y a pas de prise de position dans ces publicités », nous explique un porte-parole justifiant la décision de Facebook. Paradoxe absolu : comme l’objectif de ces publicités est dissimulé derrière une apparente neutralité, Facebook n’estime pas qu’il y ait besoin de demander plus de transparence à l’annonceur.

Contactée par Numerama via la ligne d’écoute d’ivg.net, Marie Philippe, en charge du service, n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Deux poids, deux mesures ?

L’IVG est pourtant bien un sujet politique pour Facebook, et plusieurs publicités sur le sujet ont été suspendues lorsque l’annonceur ne se pliait pas aux règles de transparence de la plateforme. La dessinatrice Loupiote en a fait l’expérience: elle a souhaité promouvoir une illustration pro-IVG sur son compte Instagram, application appartenant à Facebook et alimentée par la même plateforme publicitaire. Le dessin montre une femme avec un t-shirt « No Uterus, No Opinion ». Dans la légende, elle évoque les lois passées dans certains états américains.

L'Instagram de Loupiote // Source : Capture d'écran Numerama

L'Instagram de Loupiote

Source : Capture d'écran Numerama

Ici, Facebook a bien réussi à identifier la démarche comme une publicité politique. Sa diffusion a été suspendue et, si Loupiote veut diffuser la publicité de nouveau, elle doit prouver son identité au réseau social. Même les publicités qui ne sont pas militantes sont visées : Facebook estime par exemple qu’une publicité promue par France Culture enfreint ses règles publicitaires. Le contenu : une simple vidéo sur Roe contre Wade, l’arrêt de la cour suprême américaine qui protège la liberté des femmes de se faire avorter.

La page Facebook du magazine Marie Claire a également vu une de ses publications sponsorisées au sujet de l’IVG suspendue parce que jugée politique par le réseau social. La publication sponsorisée mettait en avant un article sur les pays où l’avortement est interdit voire passible de la peine de mort.

Le porte-parole de Facebook n’a pas été en mesure d’expliquer comment les règles de l’entreprise en matière de publicités politiques, notamment autour de l’avortement, ont été élaborées. Numerama a fait une demande d’interview avec un ou une employée responsable de cette politique chez Facebook, qui a été refusée  « pour des questions d’agenda ».

Le principal concurrent de Facebook en matière de publicité en ligne, Google, n’autorise pas les publicités au sujet de l’avortement en France (qu’elles soient pour ou contre le droit à l’IVG). Une solution radicale à un problème complexe : les sites tels qu’ivg.net, qui donnent une information partielle et orientée sur l’avortement, sont en effet concernés par une loi sur le délit d’entrave à l’IVG. La loi a été validée par le Conseil constitutionnel en mars 2017, mais avec deux réserves d’interprétation qui limitent fortement son pouvoir. Mais alors que Google se montre précautionneux, l’approche de Facebook semble beaucoup plus erratique.


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