Derrière les « clashs » sur le web entre personnalités publiques se loge souvent une bonne dose de sexisme. La journaliste Lucie Ronfaut l’analyse dans ce nouveau numéro de la newsletter #Règle30 de Numerama.

Je n’aime pas me battre. J’ai fait de la boxe pendant quelques années, avec des résultats plutôt mitigés. Je n’aime pas non plus m’impliquer dans des bastons en ligne. En revanche, j’admets une certaine fascination pour les affrontements des autres. Les remarques salées, les piques qui frappent juste, le « drama », comme on dit. Ce n’est pas quelque chose dont je suis fière. C’est aussi quelque chose, j’imagine, partagé par beaucoup de personnes. Dans un univers en ligne où tout est contenus ou réactions, il est logique que les contenus qui font réagir retiennent notre attention.

La semaine dernière, le Washington Post a publié une longue enquête sur la misogynie qui gangrène YouTube. Lorsque l’on pense au sexisme de la plateforme de vidéos, et plus généralement des réseaux sociaux, on imagine les éléments classiques du cyberharcèlement. Des commentaires haineux, des dénonciations abusives d’une chaîne pour qu’elle disparaisse, des dislikes en pagaille, etc. Cependant, l’article insiste sur un autre aspect de cette misogynie : les vidéos de créateurs qui s’en prennent publiquement à d’autres. Le phénomène se serait aggravé avec le procès qui a opposé Johnny Depp à son ex-compagne Amber Heard (dont j’avais parlé en début d’année ici), et qui a fait l’objet de nombreux contenus sexistes ultra-viraux, et donc lucratifs. Or, d’après les créatrices interrogées par le Washington Post, la modération de YouTube ne ferait pas grand-chose pour endiguer le phénomène. « Pour l’entreprise, il ne s’agit pas de harcèlement ou de campagnes de haine, mais plutôt de drama entre créateurs.»

"L'écosystème médiatique de droite et d'extrême-droite a bien compris que harceler des femmes célèbres, encore plus quand elles sont noires et racisées, peut rapporter gros." (Melissa Ryan est consultante et autrice de la newsletter Ctrl Alt-Right Delete, dédiée à la désinformation et à la toxicité en ligne)
« L’écosystème médiatique de droite et d’extrême-droite a bien compris que harceler des femmes célèbres, encore plus quand elles sont noires et racisées, peut rapporter gros.» (Melissa Ryan est consultante et autrice de la newsletter Ctrl Alt-Right Delete, dédiée à la désinformation et à la toxicité en ligne)

L’histoire entre Booba et Magali Berdah n’est pas juste du « drama »

C’est un phénomène qui se répète souvent, et qui dépasse YouTube. Il m’évoque une autre affaire, cette fois-ci en France : celle du « conflit » (j’utilise volontairement des guillemets) qui oppose le rappeur Booba et Magali Berdah, agente spécialisée dans la représentation de stars de téléréalité sur les réseaux sociaux. Si vous avez loupé cette histoire, je vous recommande la lecture de ce résumé éclairant de la journaliste Constance Vilanova, publié chez Arrêt sur Images.

Elle y note que si les activités de l’agente sont effectivement décriées, bien avant que Booba ne s’en préoccupe lui-même, les méthodes du rappeur pour les dénoncer sont d’une rare violence, et inspirent ses fans à des débordements en tous genres. Divulgation de ses informations personnelles, propos sexistes et antisémites, menace de diffusion d’une prétendue sextape… Face à ce torrent de haine, peu de voix s’élèvent pour défendre les victimes, soit par peur de représailles numériques, soit parce qu’on estime qu’elles méritent ce harcèlement comme punition. « Les femmes du milieu de la téléréalité sont toujours en tort. Coupables d’être issues de milieux populaires, coupables d’utiliser leur corps comme outil marketing, coupables d’avoir commis des erreurs. Jamais pardonnées », résume l’article. « Les hommes eux, tant homophobes ou antisémites qu’ils soient, peuvent dormir sur leurs deux oreilles.»

L’idée n’est pas de dire que les femmes sont incapables de commettre des erreurs, d’être stupides, ou tout simplement de faire quelque chose avec laquelle nous sommes en désaccord. L’idée, c’est de reconnaître que nous faisons partie d’un système. Celui de notre société, qui avantage certaines personnes par rapport à d’autres selon des critères injustes. Mais aussi celui d’un web qui récompense l’opinion instantanée, la colère et le sexisme. Même sans mauvaises intentions, nous sommes un rouage de cette machine. Difficile d’avoir une réaction nuancée. Difficile, encore plus, de ne pas réagir du tout. Comment ne pas jouer le jeu des plateformes, des personnes qui ont tout intérêt à provoquer le conflit ? C’est le sujet d’un édito récemment publié par Melissa Ryan, consultante américaine et autrice de la newsletter Ctrl Alt-Right Delete, dédiée à la désinformation et la toxicité en ligne. Elle s’y intéresse à plusieurs affaires récentes : le harcèlement raciste de Meghan Markle, le procès Depp-Heard, les rumeurs autour du tournage du film Don’t Worry Darling, réalisé par Olivia Wilde.

L’autrice souligne que ces histoires sont différentes, mais ont pour point commun d’être exploitées par une galaxie de médias et de comptes influents sur les réseaux sociaux, parfois très clairement antiféministes. Elle les compare finalement à des opérations de manipulation en ligne. « Si les médias veulent couvrir ces sujets, il faut d’abord qu’ils réfléchissent à qui en profite le plus », conclut-elle. Est-ce du drama, ou est-ce de la misogynie ? Dans tous les cas, les femmes sont perdantes.

La revue de presse de la semaine

Game of gender roles

Je dois vous avouer mon désintérêt assez total pour Game of Thrones, et donc logiquement pour House of Dragons, préquel actuellement en cours de diffusion. Cependant, j’ai trouvé intéressante cette analyse chez Numerama sur l’évolution (en l’occurrence, son absence) de la place des femmes dans cette nouvelle série. Les violences sexistes doivent-elles toujours servir d’outil narratif ? Évidemment, attention aux spoilers pour House of Dragons.
 

Menstruer en paix

Flo, l’un des plus gros acteurs du marché de la menstrutech, a annoncé la semaine dernière le lancement d’un mode « anonyme », qui permettrait aux internautes d’utiliser l’application sans que leurs données soient reliées à leur identité, leur adresse mail ou leur IP. L’année dernière, l’entreprise avait été accusée par la FTC, le gendarme américain de protection des consommateurs et des consommatrices, de partager des informations confidentielles avec des sociétés tierces sans le consentement de ses utilisateurs et utilisatrices. Plus de détails (en anglais) chez The Verge.


Racisme et désinformation

Le magazine américain Mother Jones s’est penché sur un phénomène particulièrement glauque : les personnes prétendant être noires sur les réseaux sociaux afin de perturber un débat politique et propager de la désinformation en ligne, en s’appuyant sur le racisme des internautes. Ce système s’est récemment illustré dans les discussions autour du conflit ukrainien. Mais de nombreux autres exemples existent, certains datant même d’avant le développement d’internet. C’est une longue enquête (en anglais) que je vous encourage à lire par là.
 

Tu m’écris quand t’es rentrée ?

Quand on est une jeune femme, on prend souvent l’habitude d’informer ses amies de notre localisation, et vice-versa, à des fins de sécurité. Au Mexique, un pays particulièrement touché par les féminicides et les enlèvements, ce phénomène se traduit par des groupes Facebook privés ou des conversations sur WhatsApp, dont les membres veillent les unes sur les autres. C’est à lire (en anglais) sur Rest of World.

Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer

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Dans le royaume de l’Iradène, le roi règne sous la protection du Freux, un dieu qui se manifeste sous la forme de corbeaux. En l’échange de sa puissance, la divinité réclame un sacrifice humain lors de la mort de l’oiseau qui le symbolise, grâce au suicide du souverain en place. Cet équilibre cruel est bouleversé par la disparition soudaine du roi, sans s’acquitter de sa dette. Le royaume est en danger, face à des voisins hostiles et leurs propres dieux avides de pouvoir. L’héritier du trône, Mawatt, se met donc à la recherche de son père. Mais c’est son aide de camp, le discret Eolo, qui va se retrouver malgré lui au cœur de tous les complots. 

Comme toute bonne histoire de fantasy, difficile de résumer l’intrigue de la Tour du Freux en quelques lignes. L’univers est touffu et les piliers du récit relativement classiques : des dieux qui réclament des sacrifices, des familles puissantes qui s’entredéchirent. Cependant, Ann Leckie (également autrice de la géniale série de SF La Justice de l’Ancillaire) sait créer la surprise par petite touche, avec une narration originale (l’histoire est entièrement racontée à la deuxième personne du singulier, je vous jure que ça fonctionne !) et un héros complexe et touchant. Si vous êtes un gros lecteur ou lectrice de fantasy, vous serez peut-être moins surpris·es par certains détours de l’histoire. Mais pour les novices, c’est un roman solide, qui vous montrera le meilleur de la littérature de genre, en évitant le pire.

La tour du Freux, d’Ann Leckie, éditions J’ai Lu

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