En refusant d’envoyer les premiers e-mails de l’Hadopi à ses abonnés, Free a fait d’une pierre plusieurs coups. Il a réussi une belle opération de communication, utile à son lobbying institutionnel. Mais surtout, il bloque tout le processus de la riposte graduée. Une situation qui aurait pu être évitée si le flou juridique soulevé à l’Assemblée Nationale il y a plus d’un an et demi avait été mieux entendu par le gouvernement et par le rapporteur Franck Riester. Explications.

D’un point de vue marketing, Free s’est affiché comme le seul opérateur en France soucieux de la préservation des droits et libertés de ses clients internautes. Il a provoqué la colère de ses concurrents comme Numericable, qui espéraient bien qu’en faisant tous semblant de ne faire qu’obéir doctement à la loi, aucun opérateur en particulier ne pourrait être accusé de collaborer. Or Free a cassé cette belle harmonie, et pointé du doigt tous ses concurrents comme autant de lâches complices d’une politique répressive.

D’un point de vue institutionnel, le calcul est un risque pesé. Certes, Free et à travers lui son fondateur Xavier Niel affichent leur hostilité permanente à un Président de la République qui a tout fait pour empêcher l’entrée du groupe sur le marché de la téléphonie mobile. Mais il ne s’agit pas que d’une revanche ou d’un goût prononcé pour le poil à gratter. Free ne cache plus son ambition de créer via les services de la Freebox un réseau propriétaire non neutre, parallèle à un réseau Internet à la bande passante moins généreuse. Or dans le débat parlementaire à venir sur la neutralité des réseaux, plus large que la simple neutralité du net, Free devra compter sur la bienveillance du gouvernement. L’Hadopi est donc une monnaie d’échange qu’il garde en poche le plus longtemps possible.

Du point de vue de la loi enfin, et contrairement à ce qu’a déclaré mercredi Frédéric Mitterrand, Free est dans son bon droit. Le ministre de la Culture a annoncé un décret créant des sanctions contre les FAI qui refusent de collaborer à l’envoi des mails, mais il oublie que la loi ne prévoit jamais l’obligation pour les opérateurs d’envoyer les mails. Pour une raison simple. L’article L331-25 du code de la propriété intellectuelle dit que les e-mails sont envoyés par la Haute Autorité, « en son nom et pour son timbre« . Certes, « par l’intermédiaire » des FAI… mais ça ne veut rien dire, comme l’avaient remarqué les députés.

La formulation avait ainsi fait débat au Parlement. « C’est effectivement la HADOPI qui enverra le mail, sous son timbre, mais cela passera par les tuyaux du FAI« , avait tenté de justifier la ministre de la Culture Christine Albanel devant l’Assemblée Nationale le 31 mars 2009. Flairant un problème, le député socialiste Jean-Louis Gagnaire avait exigé plus de précision. « Que les mails transitent par les FAI va de soi. Par quel autre canal pourraient-ils bien transiter ? Mais il y a un vrai problème de circuit à organiser. La question est de savoir si c’est la HADOPI qui enverra le mail sous son timbre, avec son IP d’origine, ou si c’est le FAI qui sera chargé de le faire au nom de la HADOPI. Ce n’est pas la même chose« , demandait-il. Il n’avait eu – comme presque toujours – aucune réponse de la ministre.

Mais le rapporteur Franck Riester, aujourd’hui membre du collège de l’Hadopi, avait affirmé que cet article de la loi était « d’une clarté totale et vise précisément à lever toute ambiguïté« .

« Je ne sais même pas pourquoi on parle de cela !« , ajoutait Franck Riester. Peut-être comprend-t-il aujourd’hui pourquoi.

Car non seulement cette formulation ambigüe permet à Free de ne pas envoyer les mails, puisque ça n’est pas sa responsabilité, mais en plus elle risque de provoquer un blocage général de la riposte graduée pour tous ses abonnés. En effet au stade pénal, l’infraction de négligence caractérisée ne peut être constituée selon l’article R335-5 du CPI qu’après « la présentation » d’une recommandation, donc après lettre recommandée. Or le deuxième alinéa de l’article L331-25 conditionne l’envoi d’une lettre recommandée à une récidive de piratage constatée « dans un délai de six mois à compter de l’envoi de la recommandation » par e-mail.

Donc, si le mail n’a pas été envoyé, le délai de constatation de la récidive ne peut pas commencer à courir. Donc aucune lettre recommandée ne peut être envoyée. Donc l’infraction de négligence caractérisée ne peut pas être constatée. CQFD.

En conférence de presse, la présidente de l’Hadopi Marie-Françoise Marais a certes renvoyé Free à ses responsabilités, et affirmé que « du point de vue de l’Hadopi » les mails étaient envoyés. Ce qui commence à faire courir les délais pour la phase du recommandé. Mais ça n’est que le point de vue de l’Hadopi, qui ne répond à aucune logique juridique. Le mail a été envoyé, ou ne l’a pas été. Ca n’est pas une question de point de vue mais de faits.

Le ministre de la Culture a beau agiter la menace d’un décret fixant des sanctions contre Free, la solution n’est pas uniquement légale. Elle peut être purement technique. L’Hadopi pourrait très bien héberger et administrer en son sein ses propres serveurs SMTP pour l’envoi de ses e-mails. C’est uniquement par commodité et probablement par crainte de hacking ou de blacklistage par les protocoles anti-spam qu’elle se repose sur les infrastructures des FAI.


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