À la fin des années 1980, une nouvelle association tente de fédérer les hackers français. C’est le Chaos Computer Club France. Mais au profit de qui ?

Ce jour-là, à la fin des années 1980, place du Colonel-Fabien, à côté du siège du parti communiste français, il y a un visiteur pour Marc Olanié. Ce journaliste scientifique travaille alors pour l’Ordinateur individuel. C’est l’un des mensuels phares de cette ère faste pour la presse informatique papier. Celui qui le demande, c’est Jean-Bernard Condat, connu plus tard sous le pseudonyme de « Concombre ». Le visiteur met rapidement les pieds dans le plat. Au Chaos Computer Club, on lui a dit que Marc faisait partie des membres. Souhaiterait-il faire également partie du Chaos Computer Club France, qu’il est en train de monter ?

Les poils de Marc Olanié, un radioamateur passionné qui bidouille l’électronique, alors l’un des rares Français à se connecter à l’Internet naissant par voie hertzienne, se hérissent aussitôt. Jamais le Chaos Computer Club, cette association de hackers lancée à Berlin au début des années 1980, ne s’amuserait à diffuser des informations sur ses membres ! Ce serait un comble. Le groupe milite justement pour un très haut niveau de protection de la vie privée. « Il y avait beaucoup de signaux inquiétants, raconte-t-il à Numerama. Je n’ai pas adhéré et j’ai prévenu les copains. »

Le CCC France, faux-nez de la DST ?

Bien vu ! Car le Chaos Computer Club France est une structure pour le moins louche. Comme l’affirme le journaliste Jean Guisnel, l’un des spécialistes français du renseignement, dans son livre Guerres dans le cyberespace, publié en 1995, l’association serait en réalité un faux-nez des policiers de la direction de la surveillance du territoire (DST), le service de contre-espionnage français — devenu par la suite la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), après sa fusion avec les Renseignements généraux (RG).

emblème chaos computer club allemagne
L’emblème du Chaos Computer Club, en Allemagne. // Source : MmePassepartout

À l’époque, les hackers du Chaos Computer Club inquiètent les contre-espions français. Ils se demandent si des membres du club allemand ne travaillent pas finalement pour le KGB, le service de renseignement soviétique. Des craintes sans doute liées à la rocambolesque histoire du hacker Karl Koch, alias hagbard. Ce membre d’un groupe affilié au CCC est mort dans des circonstances troubles en 1989. On le soupçonne d’avoir piraté des organisations sensibles et d’avoir revendu ses découvertes aux Soviétiques.

Selon Jean Guisnel, la DST décide à l’époque de soutenir la création d’un « club de pirates bien de chez nous ». La mission de Jean-Bernard Condat, un jeune homme originaire du sud de la France déjà dans le viseur de ce service de renseignement pour une histoire de phreaking, ces piratages de lignes téléphoniques alors en vogue, est simple. L’ancien étudiant en musicologie qui aime la cuisine, l’hélicoptère, le squash ou encore les brevets — liste non exhaustive — doit se faire connaître pour attirer dans le nouveau club cette étrange et mystérieuse faune qui gravite autour de l’informatique. 

Un groupe folklorique de hackers, pas vraiment sérieux

Sa médiatisation est un succès. Ce jeune homme aux cheveux courts et aux grosses lunettes devient un bon client des médias sur les sujets informatiques. Comme par exemple avec cette émission de télévision, le 17 septembre 1991, où il effraie Daniel Bilalian. Au passage, selon ses détracteurs, il s’attribue des faits d’armes commis par d’autres. Tel ce piratage d’un serveur de la SNCF ayant permis de réserver toutes les places d’un TGV.

Une séquence du documentaire Une contre-histoire de l’Internet, où l’on aperçoit Jean-Bernard Condat à la 13e minute.

Trente ans plus tard, Marc Olanié juge pourtant sévèrement l’opération attribuée à la DST. « Personne de sérieux ne pouvait mordre à l’hameçon. Ce type d’initiative ne pouvait attirer que des nouveaux entrants dans la communauté ou des gens trop naïfs ». « Les moins méfiants considèrent le CCCF comme un groupe folklorique, tandis que sa collaboration avec la police est soupçonnée par quelques paranos, mais on y croit sans y croire, les réputations sont si vite faites », résume Jean Guisnel dans son livre. Les bidouilleurs français regretteront une mauvaise histoire qui « a flingué le mouvement pour plusieurs années, une sorte d’héritage pourri », dira par exemple un hacker dénommé sub.

Toutefois, si Jean-Bernard Condat revendique plus tard dans une interview pour le site Zataz la réalisation de 1 482 fiches sur des hackers français à travers le CCCF, le ministère de l’Intérieur dément l’avoir embauché. « Ce monsieur est connu de nos services, notamment dans le domaine du piratage informatique, mais il nous apparaît comme un personnage farfelu et relativement peu fiable. Et surtout, il n’a jamais travaillé avec nous ! », rétorque la Place Beauvau dix ans plus tard aux Échos à propos de Jean-Bernard Condat.

Jean-Bernard Condat
Jean-Bernard Condat, en 1998. // Source : Ça se discute

À l’appui du ministère de l’Intérieur, on peut remarquer que l’ancien leader du CCCF s’emmêle dans les chiffres. Il revendique par exemple la rédaction de seulement un millier de fiches dans des confidences en 1995 à la publication spécialisée Le Monde du Renseignement.

« Un peu démunis »

Alors Jean-Bernard Condat était-il vraiment un indicateur ou son rôle a-t-il été gonflé ? Difficile de trancher, la vérité se situant peut-être d’ailleurs entre les deux. Mais quoi qu’il en soit, le journaliste Marc Olanié estime rétrospectivement que l’intérêt du contre-espionnage français pour les hackers était légitime. « Mais ce qui nous avait choqué, c’était la manière de le faire, en loucédé comme cela ». « On voyait bien que les gens de la DST n’y comprenaient rien et qu’ils cherchaient à trouver des compétences au plus vite », se souvient lui aussi Lionel Bruno, l’administrateur d’un babillard, le BBS Suptel, un temps approché par des fonctionnaires de police.

« On a affaire à une population nouvelle, on est un peu démunis », avouait d’ailleurs Daniel Martin, le créateur du département informatique de la DST, dans le documentaire « Une contre-histoire de l’Internet ». L’ancien fonctionnaire précisait alors comment son ancien service avait recruté des « baleineaux » – le surnom interne des pirates informatiques — en puisant dans les appelés faisant leur service national. Le recrutement de geeks bien câblés est toujours aujourd’hui l’une des priorités des services de renseignement.

Après avoir refait parler de lui en tentant de lancer une société de sécurisation des lettres recommandées, Jean-Bernard Condat va progressivement disparaître des radars, revenant brièvement dans l’actualité à travers un procès intenté aux prud’hommes contre la paroisse où il jouait de l’orgue. Ironie de l’histoire, son propre blog semble avoir été piraté. Un comble.

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