Vendredi dernier, la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI) a dévoilé un plan d'actions contre les sites "massivement contrefaisants", destiné à lutter contre les sites illégaux de streaming et de téléchargement direct (DDL). Pour en savoir plus, Numerama interroge Eric Walter, le secrétaire général de l'Hadopi.

Numerama : Qu'est-ce qui pousse l'Hadopi à s'attaquer aujourd'hui à la question des sites "massivement contrefaisants", quatre ans après le début de la réponse graduée ?

Eric Walter : La réponse graduée est une procédure pédagogique qui porte ses fruits mais nous sommes là dans une toute autre dimension et face à des individus qui violent délibérément la loi pour leur seul profit en publiant et animant ces sites. Il était temps d'agir. L’ère des rapports qui s'accumulent est finie.

On peut beaucoup discuter autour du téléchargement illicite en P2P mais nous n'avons aucun état d'âme vis à vis des galaxies warez (pirates, ndlr) lucratives qui déguisent des pratiques condamnables en pseudo partage. De tous les points de vue ces sites sont des escroqueries et ceux qui les animent uniquement guidés par l'attrait de l'argent facile. Il est largement temps d’affaiblir l’impunité dont ils bénéficient. C'est pourquoi le collège a pris cette décision. 

Dans ces cas nous sommes face à des systèmes délibérément hors la loi. Données bancaires, données personnelles, oeuvres protégées, tout est bon pour gagner de l'argent et le cacher aussi loin que possible. Nous ne sommes pas dupes, nous n'avons pas de force de frappe internationale, mais nous sommes certains que l'accumulation de piqûres douloureuses peut considérablement leur compliquer la vie. C'est notre intention. 

C'est aussi notre intention de rappeler haut et fort que ces sites sont des sites voyous et que chacun, en les utilisant, les alimente. C'est un choix personnel que fait chaque internaute lorsqu'il se laisse prendre aux sirènes de ces offres alléchantes. Qu'il y réfléchisse. Quel internet et quelle culture voulons nous ? Voilà la question qui est posée aujourd'hui. Il fallait sortir de l’immobilisme. C’est la décision qu’a prise le collège.

Comment cette stratégie s'articule-t-elle avec votre étude sur une éventuelle "rémunération proportionnelle du partage" ?

De façon très cohérente. Avec ou sans la RPP, avec ou sans les autres hypothèses qui existent, il y aura toujours des escrocs qui feront passer leur intérêt personnel avant l’intérêt général. Expérimenter tout ce qui peut être fait pour les chasser dans le respect des droits, et j’insiste sur ce point, constitue une brique importante de la RPP. La RPP est faite pour ceux qui sont prêts à jouer le jeu, pas pour les passagers clandestins qui cherchent en permanence à échapper à leurs obligations.

Je le redis : on peut se poser la question du partage désintéressé, nous la considérons légitime et avons nous-mêmes engagé un cycle de travaux inédits jusqu’alors sur cette question, mais lorsqu’il s’agit de se faire de l’argent en abusant de la naïveté des uns, des œuvres des autres, ce n’est pas acceptable. Nous ne sommes plus dans le partage de la connaissance, nous sommes dans l’âpreté du gain et de l’égoïsme. Pour nous ce n’est pas ça internet, ni l’internet culturel.

J’ajoute qu’on voit très clairement que, RPP ou autres, ces hypothèses ne sont pas mûres. Il va falloir du temps pour que l’une d’entre elles soit éventuellement adoptée. Il n’est pas question que ce temps, nécessaire, bénéficie à des profiteurs sans foi ni loi. 

Si nous allons un jour vers une évolution du droit, il sera plus simple d’y aller dans un paysage débarrassé de ces sites que dans un paysage saturé par leurs pratiques. Quoiqu’en disent nos détracteurs qui s’évertuent à voir un double langage où il n’y a que travail approfondi. Je les comprends et les respecte. Le fait de travailler sur ces questions est nouveau. Nombre sont ceux qui l’ont sacrifié à l’autel d’une gloriole simpliste et passagère. Nous essayons de rassembler toutes les pièces du puzzle parce que il va rapidement falloir cesser de traiter la question par ses symptômes pour se pencher sérieusement sur ses causes. Ce travail c’est l’ADN de l’Hadopi que le législateur a traduit par une compétence de recommandation claire et nette.

Combien de temps vous donnez-vous pour dresser la liste noire des services en ligne concernés ? Avec quel processus ?

Il ne faut pas se fixer sur les listes noires. Nous nous donnons trois mois pour élaborer un protocole respectueux des droits et efficace. Parce que, même si on a envie d’action rapide, ces gens dont nous parlons ont des droits et il n’est pas question de les leur nier. Nous sortirions de l’Etat de droit si nous nous engagions dans cette voie. Il n’en est pas question.

Cette liste sera-t-elle rendue publique, notamment pour permettre aux services concernés ou à leurs utilisateurs de contester la classification, ou pour qu'elle puisse être entrée dans une "liste noire" sur des logiciels de contrôle parental ?

Les voies de recours (« contester la classification ») font partie en effet des points importants que le collège va devoir trancher. Une chose est d’élaborer un système théorique dans un rapport, une autre est de s’engager dans leur mise en œuvre. Ces questions se sont posées pendant la première réunion. Le collège n’a pas encore répondu. Il nous appartient à nous, services de l’Hadopi, de lui proposer les modalités opérationnelles susceptibles d’être mises en œuvre et à lui, collège, de trancher sur ce qui lui semblera acceptable en droit.

LHadopi a toujours considéré que plus les choses sont publiques, plus elles sont acceptables en ce sens qu’elles sont librement consultables par chacun. Je plaiderai donc pour que ce soit le cas auprès du collège. Aussi loin que possible. En tout état de cause, chacun en sera juge le moment venu.

Vous semblez préconiser dans votre plan d'actions de généraliser les robots de filtrage qui détectent les contenus piratés hébergés sur les plateformes. Dans son rapport sur le numérique, le Conseil d'Etat prévient néanmoins qu'il faut "en limiter les risques pour la liberté d'expression". Comment un logiciel de filtrage peut-il distinguer entre une contrefaçon et une utilisation légitime ?

Non absolument pas. Nous nous intéressons aux technologies de reconnaissance de contenus déjà utilisées et à leur efficacité. Il ne s’agit certainement pas de « filtrer » mais lorsqu’un contenu est identifié comme contrafaisant et supprimé à ce titre, il n’y a pas de raison qu’il réapparaisse sans cesse. Ces questions sont extrêmement sensibles. Il ne faut pas être ingénu, mais il ne faut pas non plus être va-t’en-guerre, aucune des deux hypothèses ne fonctionne. 

Nous sommes parfaitement conscients des difficultés. Nous disons simplement qu’il faut cesser de se cacher derrière son petit doigt et invoquer des solutions irréalistes pour résoudre des problèmes bien réels. Nous nous intéressons aux effets de ces technologies, tant dans leur efficacité que dans les voies qui permettent d’éviter qu’elles aillent au delà de ce qui leur est demandé (je pense en particulier aux voies de recours en cas de retrait de lien injustifié).

On peut imaginer que beaucoup des sites parmi ceux qui seront recensés par vos services sont hébergés à l'étranger, voire sont édités depuis l'étranger, et financés par des intermédiaires étrangers. Quelles sont les actions concrètes que vous imaginez possibles à l'encontre de ces sites étrangers ? 

Nous connaissons les limites des filtrages et blocages. Nous connaissons les contraintes de la loi et du respect des droits. Hadopi a cette particularité de disposer d’une expertise approfondie d’internet et du droit. Nous avons quelques idées qui, à défaut de faire tomber, devraient compliquer la vie des gens que nous visons.

En voulant assécher les revenus des sites pirates, ne craignez-vous pas de favoriser l'essor de monnaies d'échanges difficilement contrôlables, comme le BitCoin ?

Si ces gens s’enfoncent dans l’abus, le détournement de l’innovation, nous saurons définitivement à quoi nous en tenir même si je n’ai pas beaucoup de doutes aujourd’hui. 

Toute la question, si ce que vous dites se dessine, sera celle du comportement de l’internaute et de l’image qu’il veut avoir de soi. Et cette question est simple. Quel internet voulons-nous ? Celui du « tout pour moi » à tout prix ou celui de l’échange et du respect ? Internet, pour moi, c’est le contraire de l’égoïsme. A chacun de faire ses choix. Etre égoïste, ou non, individualiste, ou non.

Un mot à ajouter ?

Avant de conclure il me semble important de souligner que vos questions évacuent la question centrale de l’offre : Hadopi est absolument convaincue que celle-ci est la clef de nombre de difficultés rencontrées. Hier sur la musique, aujourd’hui sur l’audiovisuel, demain sur le livre sans doute.

Nous ne sommes plus aujourd’hui dans un monde où nous pouvons contraindre l’utilisateur à une suite de frustrations. Ce sont ces frustrations qui l’incitent à utiliser des services escrocs. L’action que nous allons essayer de commencer à besoin de l’aide des offres pour réussir. Ce seront toujours elles qui feront la différence.

(Interview réalisée par e-mail)


Si vous avez aimé cet article, vous aimerez les suivants : ne les manquez pas en vous abonnant à Numerama sur Google News.