Homme politique, historien et journaliste sympathisant des thèses socialistes, créateur de la revue Le Progrès, Louis Blanc avait publié en 1839 une oeuvre majeure d’une incroyable modernité et d’une violence inouie sur la pervesité du droit de « propriété littéraire ». Elle dit tout de l’abrutissement par les mass médias, du rôle social du piratage, des bénéficies de l’immatériel que l’on peut copier à volonté… Une oeuvre rééditée ce mois-ci par Edysseus. Extraits et commentaire.

Le débat sur la place du droit d’auteur dans la société n’est pas nouveau, et a même fait rage par le passé avec beaucoup plus de violence qu’aujourd’hui. Les éditions Edysseus ont eu l’excellente idée de rééditer « De la propriété littéraire« , un texte issu de l’Organisation du travail paru pour la première fois en 1839. Riche en citations et en arguments, il nous permet de plonger dans le débat de l’époque, lorsque des auteurs comme Balzac faisaient pression sur le législateur pour que soit adoptée une loi qui étendrait de 20 à 30 ans la durée du droit d’auteur transmis aux héritiers après la mort. Un débat qui n’a cessé de revenir depuis, et jusqu’à récemment lorsque le Parlement européen a décidé d’étendre cette durée à 75 ans, faute d’avoir réussi à imposer 95 ans.

Dans ce brûlot, dont Francis Lalanne signe aujourd’hui la préface d’un discours sur les devoirs de l’auteur qu’il avait déjà prononcé contre la loi Hadopi, Louis Blanc disait dès la première moitié du 19ème siècle sa crainte qu’une rémunération issue du droit d’auteur puisse corrompre la sincérité et l’exigence intellectuelle des auteurs par la nécessité de séduire le public par des œuvres consensuelles :

Pour qu’un écrivain remplisse dignement sa mission, il faut qu’il s’élève au-dessus des préjugés des hommes, qu’il ait le courage de leur déplaire pour leur être utile ; il faut, en un mot, qu’il les gouverne moralement (…) Or, que devient ce droit de commandement si l’homme de lettres descend à l’exercice d’un métier, s’il ne fait plus des livres que pour amasser des capitaux ? S’asservir aux goûts du public, flatter ses préjugés, alimenter son ignorance, transiger avec ses erreurs, entretenir ses mauvaises passions, écrire enfin tout ce qui lui est funeste, mais agréable… telle est la condition nécessaire de quiconque a du génie pour de l’argent.

Il y revient plus loin :

Qui dit propriété littéraire, dit rétribution par l’échange ; qui dit rétribution par l’échange, dit commerce ; qui dit commerce, dit concurrence (…) le goût du public, irrémédiablement corrompu, rejettera toute nourriture substantielle ; et nous aurons tous les fléaux à la fois : pervertissement des esprits et des coeurs, par l’inondation des livres dangereux ; appauvrissement des grands écrivains ; succès scandaleux de quelques hommes de talent sans scrupule ou de
quelques auteurs frivoles
.

Radical, il s’opposait donc à l’idée-même d’un droit d’auteur rémunérateur, et se retournerait dans sa tombe s’il voyait depuis le parcours réalisé par le droit d’auteur, sans cesse allongé dans sa durée et utilisé aujourd’hui y compris l’encontre du public, et non plus seulement des professionnels :

Je concevrais qu’on fît une loi pour abolir, comme métier, la condition d’homme de lettres ; mais en faire une pour rendre ce métier plus fructueux et encourager les fabricants de littérature, cela me paraît insensé. Non seulement il est absurde de déclarer l’écrivain propriétaire de son œuvre, mais il est absurde de lui proposer comme récompense une rétribution matérielle

Pour Louis Blanc, c’est la Révolution Française qui a tout changé, en libérant les auteurs qui étaient souvent placés sous la dépendance de seigneurs mécènes. « Les écrivains alors cessèrent d’appartenir
à quelqu’un ; mais, forcés de spéculer sur leurs œuvres, ils appartinrent à tout le monde. S’ils y ont gagné, je l’ignore ; mais certainement la société y a perdu
(…) Aujourd’hui l’écrivain a pour maître, lorsqu’il exploite lui-même sa pensée, non plus celui qui l’héberge, mais celui qui le lit« .

L’idée même de propriété intellectuelle lui est insupportable :

La propriété de la pensée ! Autant vaudrait dire la propriété de l’air renfermé dans le ballon que je tiens dans ma main. L’ouverture faite, l’air s’échappe ; il se répand partout, il se mêle à toutes choses : chacun le respire librement. Si vous voulez m’en assurer la propriété, il faut que vous me donniez celle de l’atmosphère : le pouvez-vous ?

D’aucuns lui opposeraient que ça n’est pas la pensée qui est appropriée par l’auteur, mais sa matérialisation par une œuvre. Ce qu’il convient lui-même. « Ce raisonnement nous conduirait, on le voit, à abandonner la propriété du fond pour ne reconnaître que celle de la forme« , écrit ainsi Louis Blanc. Mais pour lui, c’est pire encore. Car les pensées des auteurs les plus complexes seront reprises et appropriées sous les formes les plus réductrices et les plus simplistes pour séduire de nombreux acheteurs, au détriment de la pensée la plus complexe qui ne sera plus financée.

Alors que le débat à l’époque (et déjà) tournait essentiellement sur la durée pendant laquelle les héritiers de l’auteur auraient des droits sur l’œuvre du défunt, Louis Blanc estime qu’il faut être intransigeant, et pas négocier. « Je n’hésite pas à répéter ici que ce n’est pas seulement l’exploitation d’un livre par les héritiers de l’auteur qui est funeste, mais bien l’exploitation du livre par l’auteur lui-même », écrit-il.

Déjà en 1839, il décrivait ce qui allait devenir la révolution du P2P, qui multiplie les œuvres plutôt que les détruire, en distinguant entre la consommation d’un bien matériel et celle d’une « idée » :

Quand il s’agit d’objets matériels, qu’on mesure les bénéfices de la production à l’étendue de la consommation, cela se peut concevoir : les limites de la consommation sont assignables, puisque, en fin de compte, c’est à une destruction que la consommation vient aboutir. (…) Une idée qui est consommée ne disparaît pas, encore un coup ; elle grandit, au contraire, elle se fortifie, elle s’étend à la fois, et dans le temps, et dans l’espace. Donnez-lui le monde pour consommateur, elle deviendra inépuisable comme la nature et immortelle comme Dieu !

Louis Blanc apporte également l’une des argumentations les plus limpides qui nous aient été permis de lire contre l’idée d’un droit d’auteur transmis aux héritiers, que nous qualifiions récemment de « privilège au sens quasi ancien-régime du terme » :

Parce qu’on aura étendu de vingt à trente ans, la jouissance de l’héritier, s’imagine-t-on que le sort des hommes de lettres sera bien réellement amélioré ? L’écrivain courageux qui consacre les trois quarts de sa vie à un ouvrage destiné à peu de lecteurs en sera-t-il mieux rétribué ? Le jeune homme qui n’a ni relation, ni fortune, ni renommée, en trouvera-t-il plus aisément un éditeur ? La vogue en sera-t-elle moins acquise à tout auteur qui flatte les travers et les vices de son époque, au détriment de qui les redresse, les combat et les flétrit ? Voilà les plaies qui appellent un prompt remède. Et au lieu de songer à les guérir, nos législateurs se préoccupent… de quoi ? J’ai honte, en vérité, de le dire : le petit-fils d’un homme de génie, mourant de faim, quel spectacle ! Ce spectacle serait douloureux, en effet. Mais comment le petit-fils d’un homme de génie peut-il être exposé à mourir de faim ? Si c’est parce qu’il ne veut rendre à la société aucun service, je ne saurais le plaindre. Si c’est parce que ses services ne sont pas récompensés comme il convient, par la société, la faute en est à votre organisation sociale : changez-la.

Peut-on mieux le dire ?

A le lire, on se dit que Louis Blanc aurait adoré Internet, et les réseaux Peer-to-Peer. Voici ce qui, selon lui, devrait présider à toute loi sur le droit d’auteur.

1°Affaiblir autant que possible l’influence désastreuse qu’exerce sur la littérature la guerre acharnée que se livrent les éditeurs ;

2° Fournir à tout auteur de mérite, pauvre et inconnu, le moyen d’imprimer ses œuvres et de faire connaître son talent ;

3° Etablir parallèlement au système de la rétribution par l’échange, un mode de rémunération qui proportionne la récompense au service, la rétribution au mérite, et encourage les travaux sérieux, en affranchissant les écrivains de la dépendance d’un public qui court de préférence à ce qui l’amuse, et ne paie trop souvent que pour être corrompu ou trompé ;

4° Faire en sorte que les livres les meilleurs soient ceux qui coûtent le moins cher ;

5° Créer une institution qui, par sa nature, limite les bénéfices des contrebandiers littéraires, et combatte cette honteuse tendance des écrivains à se faire spéculateurs ou pourvoyeurs de la spéculation.

En troisième partie, Louis Blanc décrit sa proposition de « librairie sociale », une sorte d’imprimerie nationale qui n’aurait probablement que très peu de soutiens aujourd’hui tant elle semble datée. D’inspiration socialiste (on dirait aujourd’hui communiste), il propose en effet que les auteurs des œuvres soient rémunérés au mérite, sous la forme d’une « récompense nationale » attribuée annuellement aux auteurs qui auraient « le mieux mérité de la patrie« . La répartition se ferait sur la base d’un rapport établi par un citoyen nommé « par les représentants du peuple » chaque année et pour chaque genre littéraire.

« Ce système paraîtra naïf aux uns, bizarre aux autres« , écrivait-il déjà avant de le défendre plus en détails. Preuve que si le constat des dangers du droit d’auteur n’a pas changé depuis bientôt deux siècles, les solutions alternatives qui sont proposées, elles, évoluent sans cesse. Il parlait hier de la librairie nationale comme l’on parle aujourd’hui de la licence globale.

Arrivera-t-on jamais à trouver une solution alternative satisfaisante et pérenne ? Ou les dérives du droit d’auteur sont-elles condamnées à n’être équilibrées que par le piratage et l’illégale diffusion de la pensée ?


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