La ministre de la Culture Christine Albanel s’est présentée mardi soir devant les sénateurs membres de la Commission des affaires culturelles, traditionnellement acquise à la cause des acteurs des filières musicale et cinématographique. Pour autant, elle a dû affronter les questions embarassées des sénateurs devant la complexité de mise en oeuvre de la riposte graduée et sa possible incompatibilité avec le droit européen.

Bien que le débat sur le projet de loi Création et Internet ne débutera au Sénat qu’à partir du mercredi 29 octobre, Christine Albanel a déjà commencé à affronter les parlementaires. Elle était ainsi mardi soir au Palais du Luxembourg pour défendre la riposte graduée devant les sénateurs de la Commission des Affaires Culturelles, qui a en charge de rendre son avis sur le projet de loi et d’y proposer d’éventuels aménagements.

Refroidis par l’échec de la loi DADVSI qui leur avait été promise au même succès que la loi Création et Internet présentée cette année, les sénateurs ont montré beaucoup de prudence alors que la ministre annonce 10.000 avertissements par jour et 1.000 suspensions quotidiennes. Quatre inquiétudes principales se sont dégagées des questions posées à Christine Albanel : quelle peut être l’incidence sur le projet de loi français de l’amendement Bono voté au Parlement européen ? Où est la véritable contrepartie du projet de loi en matière de développement de l’offre légale ? Quelle sera la fiabilité et la confidentialité des relevés d’infraction ? Et comment éviter une double sanction entre la sanction administrative prononcée par l’Hadopi et la sanction pénale que pourrait prononcer un juge judiciaire?

Concernant le conflit éventuel entre l’amendement 138 et le projet de loi français, la ministre est apparue fragilisée en reconnaissant qu’elle « regrette beaucoup » le vote de l’amendement Bono, qui « brouille le débat » sur un plan politique. Mais elle s’est montrée déterminée à faire tout de même adopter le texte en répétant qu’elle n’a « pas d’inquiétude juridique » quant à un éventuel conflit entre les deux droits. Elle devra réussir à en convaincre les parlementaires, mais selon la ministre de la culture, « avoir Internet à domicile n’est pas une liberté fondamentale » visée par l’amendement Bono. « On peut avoir Internet en allant chez son voisin ou dans un cybercafé« , précise-t-elle. Mais les sénateurs, qui ont tous constaté le vote massif du Parlement européen (88 % des voix), ne se sont pas montrés très convaincus. Le sénateur Ivan Renard (Groupe Communiste Républicain et Citoyen) , vice-président de la Commission, a notamment constaté que le vote européen rappelait « le risque que le droit d’auteur s’oppose aux droits de l’Homme« , et que « c’est vrai que se posent des problèmes autour de la sanction finale (la suspension de l’abonnement internet), qui doit dépendre d’une juridiction qui respecte les règles du contradictoire et les droits de la défense« .

La ministre a néanmoins confirmé que la France demanderait le retrait de l’amendement 138 lors du prochain Conseil des ministres, et confirmé à mots couverts qu’elle pourrait demander l’abandon de l’ensemble des dispositions relatives aux contenus, pour mieux faire passer la pilule. Elle a en revanche changé de vocabulaire en ne parlant plus de la riposte graduée comme un « modèle français », mais comme « une expérimentation« .

Concernant l’offre légale insuffisante pointée par l’ensemble des sénateurs, Christine Albanel a reconnu que des efforts importants restaient à faire, notamment pour l’industrie du cinéma qui peine à se mettre d’accord sur la modification de la chronologie des médias. Mais elle a rejeté l’idée d’inscrire dans la loi des obligations allant dans ce sens. Elle souhaite s’en remettre exclusivement aux accords interprofessionnels, et se félicite du développement de l’offre légale depuis le vote de la loi DADVSI, citant à plusieurs reprises Deezer ou Orange Max pour la musique en ligne. Ce à quoi le sénateur Serge Lagauche (PS) a répondu que « les industriels ne sont pas adaptés (au numérique), ils sont en retard« , et que « Deezer aurait pu sortir il y a deux ans au moment de la loi DADVSI » si les industries avaient fait plus d’efforts. Il s’est étonné de la difficulté des maisons de disques, encore hier lorsqu’elles ont été auditionnées, à accepter un retrait rapide des DRM sur leur catalogue. Tout en soulignant qu’il était d’accord avec la nécessité de lutter contre le téléchargement illégal, le sénateur a prévenu que « la baisse du piratage ne fera pas forcément remonter les ventes« .

Sur la fiabilité des relevés d’infraction, Christine Albanel n’a pas rebondi sur les inquiétudes légitimes du rapporteur (UMP) Michel Thiollière, qui se demandait comment « éviter que n’importe qui se fasse prendre« . Elle n’a donc pas apporté de réponse au problème, pourtant essentiel, des fausses accusations qui pourraient pleuvoir. Elle a en revanche répondu sur le fait que les internautes pourraient masquer leur adresse IP pour échapper aux « radars », en indiquant que le projet de loi ne cherchait pas à supprimer 100 % du piratage. Elle a tout de même placé la barre des objectifs très haute, avec une baisse du piratage qui pourrait selon elle atteindre entre 50 et 80 %. Par ailleurs, elle mise sur les pare-feu installés dans les entreprises et sur les accès internet publics pour empêcher le téléchargement illégal sur les accès des personnes morales. Concernant la confidentialité des relevés, pour lesquels la sénatrice Marie-Christine Blandin (PS) s’inquiétait notamment de l’association du nom des abonnés avec les noms des œuvres téléchargées, Christine Albanel a assuré que l’Hadopi agirait « comme une boîte noire« . Elle fera tampon entre les FAI qui connaissent les abonnés et les ayants droit qui connaîtront les noms des œuvres.

Enfin, concernant la crainte de la double sanction, c’est-à-dire la possibilité d’être sanctionné d’abord administrativement par l’Hadopi au titre du manquement à l’obligation de surveiller l’usage fait de son accès à Internet, puis pénalement par un tribunal au titre de la contrefaçon, la ministre a reconnu que « ça pourrait arriver« . Même si la probabilité que ça puisse se produire est faible, elle n’est pas nulle. Toutefois, « il n’y a pas besoin de faire obstacle » à cette double peine par un amendement, a insisté la ministre, puisque c’est un cas fréquent dans l’ordre juridique. Elle a ainsi repris plusieurs fois l’exemple de l’automobiliste qui peut être sanctionné d’un retrait administratif de points sur son permis et d’une sanction pénale, l’amende.

La question de la double sanction est particulièrement gênante pour Christine Albanel, puisque la seule façon de l’empêcher serait de préciser dans la loi que la décision administrative se substitue à la sanction pénale due au titre de la contrefaçon. Or c’est justement parce que la loi DADVSI modifiait la sanction pénale en faisant de la contrefaçon sur Internet un cas spécial que la riposte graduée montée par son prédécesseur Renaud Donnedieu de Vabres avait été censurée par le Conseil constitutionnel. L’ensemble du mécanisme très lourd prévu par le projet de loi Création et Internet vise à contourner l’obstacle posé par le Conseil, en ajoutant une obligation de surveillance de l’accès à Internet dans le code pénal, à côté de la contrefaçon.

Les travaux de la Commission des Affaires Culturelles se poursuivent ce mercredi à 17H30, avec la proposition d’amendements par le rapporteur Michel Thiolière.

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