Par souci d’économiser les deniers publics, logique pragmatique ou idéologique, certaines collectivités françaises basculent leur parc informatique vers le logiciel libre. Une démarche semée d’embûches techniques et pratiques.

La crue a croqué Arles. Ce mois de décembre 2003, la commune des Bouches-du-Rhône est submergée par des coulées de boue. Des cercueils sortent de leurs trous. Leurs locataires ont beau ne pas s’en plaindre, les services de la ville peinent à traquer les ayant-droits pour réparer les concessions. La faute à un logiciel mal ficelé.

La réaction ne tarde pas. Plutôt que de continuer à payer une licence inefficace et une assistance prohibitive, les services techniques d’Arles se sont remonté les manches pour développer leur propre logiciel de gestion : openCimetière.

18 années ont passé. openCimetière en est à sa version 4.16, et gère désormais des concessions à travers tout l’hexagone, car les services d’Arles l’ont développé sous la forme d’un logiciel libre. C’est-à-dire dont la recette de fabrication, le code source, est publique et peut être copié, amélioré, utilisé, par tous. Une logique qui s’oppose aux systèmes « propriétaires », dont la mécanique interne ne peut être réparée que par ses créateurs. Arles s’était déjà engagée dans cette démarche avant les inondations, séduite par « des questions de coût, de pragmatisme et la démarche de partage », se rappelle François Raynaud, directeur des systèmes d’information de la ville.

La dynamique du libre s’est embrayée par une visite dans un lycée entièrement passé sous le système d’exploitation open-source Linux. Le fonctionnaire et l’élu qu’il accompagne y décèlent un potentiel : « L’informatique était fonctionnelle, avec une bureautique à des coûts dix fois inférieurs aux nôtres. » Bureautique, poste de travail, système d’exploitation… Mis bout à bout, l’investissement informatique pèse lourd sur les finances des collectivités. Alors Arles a basculé ses logiciels propriétaires vers le libre. De Microsoft Word, les agents sont passés à LibreOffice. Les serveurs Windows de la ville sont devenus des serveurs Linux. Pour quels gains ? « Entre 2006 et 2014, nous avons fait 450.000 euros d’économie à l’échelle de notre ville », calcule François Raynaud.

Le logo Linux

Le logo Linux

L’expérience n’est pas isolée, elle tend même à prospérer : Nantes, Angoulême, Montreuil, Abbeville… Nombreuses sont les collectivités, d’échelle ultra-locale ou régionale, à s’orienter vers les outils open-source. À Grenoble, la municipalité écologiste a installé des suites bureautiques libres sur les quelques 1 500 postes destinés à ses agents. « C’est un choix politique, de s’emparer du numérique. En particulier d’affirmer des principes de souveraineté, d’autonomie, d’ouverture et de partage : c’est un commun numérique », assume Laurence Comparat, ancienne adjointe en charge de ce projet.

La métropole iséroise est allée jusqu’à basculer les 600 ordinateurs du parc informatique de ses écoles vers Linux, sensibilisant ses plus jeunes administrés au pingouin libriste. Objectif : « Ne pas préformater les élèves à un environnement propriétaire. » Pour y parvenir, les ordinateurs ont été équipés de la distribution Primtux, un environnement à visée pédagogique, doté d’une surcouche de logiciel conçu par des enseignants, et adapté à chaque classe de primaire.

Le libre a un coût

Mais libre ne veut pas dire gratuit. « Il y a un coût de sortie à payer », souligne Pascal Kuczynski, délégué général de l’Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l’Administration et les Collectivités Territoriales (ADULLACT). Changer de logiciel nécessite de former les agents, modifier leurs habitudes de travail, parfois d’avoir recours à des prestataires spécialisés pour faciliter la transition des collectivités : maintenance hotline, formation, hébergement, installation… « Il y a des économies de licences au bout de dix ans, mais pas d’argent dans l’immédiat. Il faut réorienter les dépenses vers la transition », appuie Laurence Comparat.

Les collectivités entament la transition au libre par le plus facile : la bureautique. Des journées de formation sont organisées pour manier les logiciels-outils du quotidien. « Pendant qu’on forme les agents, ils peuvent continuer à utiliser leurs logiciels habituels en parallèle, et passer progressivement les documents en libre-office. Ce n’est seulement lorsqu’on est certain que la transition est réussie qu’on débranche la prise de Microsoft Office », assure Laurence Comparat.

La pilule des systèmes d’exploitation est plus dure à faire avaler aux agents municipaux. Malgré la bonne volonté de son équipe informatique, Arles n’a jamais réussi à basculer son parc sur Linux. « Ça posait trop de problèmes. Ils nous ont demandé de revenir sur Windows », regrette François Raynaud. À ce jour, à peine 3 % du parc municipal, soit une trentaine de machines, tourne sous Linux. Principalement au sein du service informatique.

« Sans solution pérenne sur le libre, nous resterons sur le propriétaire. C’est le principe de réalité »

Les freins au développement du libre sont légion. Avec 4 000 agents, Grenoble agit à échelle industrielle et ne peut se permettre de faux pas. « Il y a des secteurs où il nous faut des outils éprouvés : comptabilité, ressources humaines, messagerie… Sans solution pérenne sur le libre, nous resterons sur le propriétaire. C’est le principe de réalité », pointe Laurence Comparat. C’est également une question de moyen humain. La capacité des collectivités à absorber de nouveaux outils est illimitée. Lucide, l’ancienne adjointe soupire : « On ne peut pas exiger aux agents qu’ils passent leur temps à se former. »

Les points de jonction sont également des points de rupture. Si l’Hôtel de Ville écologiste de Grenoble à libéré ses logiciels, ce n’est pas le cas de la Métropole pilotée par les socialistes. Or les deux collectivités travaillent régulièrement de concert, au risque de créer des difficultés sur leurs services mutualisés.

Même grippage pour les écoles, sous tutelle partagée entre les communes et l’éducation nationale. La commune équipe les écoles, mais ne s’empare pas de la formation des enseignants. Pour résoudre ce casse-tête, la ville a organisé des temps de manipulation, appuyés par une spécialiste de l’Académie de Grenoble en charge des Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement. « Un relai légitime, mais limité à un mi-temps, donc avec une capacité d’action limitée », précise Laurence Comparat.

Où trouver des librairies d’outils libres dédiées aux collectivités ?

2005, Arles est de nouveau à la peine. Peu de logiciels-métiers libres répondent alors aux besoins des collectivités. La municipalité décide de former des groupes de travail avec l’ADULLACT. Ensemble, ils planchent aux logiciels dédiés aux élections, et font naître openElec qui gère les listes électorales, l’inscription des électeurs, l’édition de la carte électorale, jusqu’aux transferts à l’INSEE des nouvelles inscriptions. Suivent le service de messagerie openCourrier, celui consacré aux cadastres openCadastre, openMarchés, openRecensement… Au total, 37 logiciels libres ont été développés à l’égard des communes, tous disponibles sur openMairie.

Ces logiciels font désormais partie de la « Forge » de l’ADULLACT. Une plateforme où sont hébergés les logiciels libres financés par l’argent public, à destination des collectivités de toute taille : communes, départements, région… 735 logiciels y sont référencés à ce jour. Pour éviter un monstre administratif, l’ADDULACT paye la maintenance de la plateforme, les collectivités règlent, elles, leur adhésion à l’association. En 2021, elle décompte 310 adhérents directs, et 5 000 collectivités indirectes. « Lorsqu’une communauté de communes adhère, elle peut en faire profiter aux communes qui la composent », détaille Pascal Kuczynski.

Dernière ressource à la disposition des administrations, le Comptoir du Libre catalogue 350 logiciels qui intègrent le socle ministériel des logiciels libres. « On va aussi y trouver des collègues, discuter avec deux des avantages et des limites des logiciels, et proposer des améliorations », vante Pascal Kuczynski. Le délégué de l’ADULLACT est formel : « Dans le monde de l’informatique, ceux qui connaissaient les logiciels libres étaient rares il y a 20 ans. Aujourd’hui, tout le monde nous prend au sérieux. » En témoigne le rapport d’information parlementaire du député LREM Philippe Latombe paru cet été : « Le recours au logiciel libre au sein des administrations publiques doit être fortement encouragé et devenir un principe ne souffrant que d’exceptions dûment justifiées. »

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