Chaque année, à l’approche du mois de février, une agitation fébrile s’empare des médias italiens. Révélations et scoops préfigurent les paillettes et les hourras qui secoueront bientôt le théâtre de l’Ariston, où se joue pendant cinq jours le principal événement musical du pays. Retransmis sur la chaîne publique Rai, le festival qui se tient dans la petite ville balnéaire de San Remo, en Ligurie. Son climat doux et le charme bleuté de la méditerranée sont une des raisons qui expliquent son succès des premiers temps : les journalistes adorent le couvrir.
Ce qui était vrai hier l’est encore aujourd’hui, mais derrière l’enthousiasme médiatique, se cache une lente perte d’enthousiasme de la part du public. Souvent qualifié de ringard, snobé par les jeunes, destiné à un public vieillissant se réduisant d’année en année, le show a vécu plusieurs traversées du désert. L’une des pires, celle des années 2000, quand il enchaîne les artistes démodés et les victoires consensuelles.
Fantasanremo, le jeu aux règles absurdes
Alors que la direction artistique tente de remonter la pente et d’inverser la tendance, en 2022, un jeu sorti de nulle part fait exploser la popularité du festival sur les réseaux sociaux : le fantasanremo. Ses règles sont à la fois très simples et hyper compliquées.
Pour jouer, il suffit de créer une équipe, composée de six artistes programmés au festival, dont un est désigné « capitaine ». Pour composer son équipe, chaque joueur dispose de 100 Baudi, monnaie fictive permettant d’acheter les artistes dont la valeur varie selon la popularité. Une fois que le festival commence, chaque équipe marque ou perd des points en fonction de la performance des artistes sur scène. Les points du capitaine comptent double. C’est là que le jeu devient délirant : les actions permettant d’engranger bonus ou malus sont loin d’être toujours sérieuses. +10 si un de tes artistes monte sur scène en premier. +5 s’il est pieds nus. L’artiste embrasse la caméra ? +15 points. Il s’évanouit sur scène ? +50. Au contraire, si l’artiste tombe en descendant les escaliers, s’il perd sa perruque ou déchire ses vêtements, gare aux malus. Et le jeu ne s’arrête pas une fois les projecteurs éteints.
Cette année, un bonus de 20 points sera par exemple attribué à tous les artistes qui seront vus en train de faire un footing sur le bord de mer de San Remo en compagnie du chanteur Gianni Morandi (soixante-dix-sept ans). Il n’y a rien à gagner, si ce n’est une gloire pas vraiment éternelle, et pourtant, le succès est fulgurant.
Un fantasy game sorti d’un bar de quartier
Mais d’où sort ce jeu un rien absurde ? Tout est parti de la salle d’un bar anonyme, quelque part dans les Marches, bien loin de San Remo. Le caffè Papalina, à Porto Sant’Elpidio, 25 000 habitants au bord de la mer Adriatique, est le lieu de rendez-vous d’un groupe d’amis qui se retrouve pour suivre le festival. Comme beaucoup d’Italiens, ils forment un gruppo d’alscolto, un groupe d’écoute, pour regarder le programme ensemble. Une de ces traditions qu’on suit plus par habitude que par véritable passion. Ils sont une quarantaine, la plupart travaillent dans le monde du spectacle.
Pour revigorer ces soirées de février passées devant la Rai, ils imaginent le fantasanremo, dans l’idée de rendre le tout plus fun. Giacomo Piccinini, l’un de ces joueurs du bar Papalina, que nous avons contacté par téléphone, est lapidaire : « parfois, Sanremo, c’est vraiment chiant ». On peut le comprendre, quand on sait que le programme dure cinq jours et que chaque soirée s’éternise jusqu’à une heure du matin passée. S’inspirant du fantacalcio, un jeu très populaire en Italie chez les supporters de foot, ils imaginent leur fantasy game, en y ajoutant une bonne dose d’humour et leur passion pour la culture trash. C’est ainsi qu’ils inventent les bonus et les malus les plus improbables, donnant au groupe d’amis une bonne raison de rester réveillés jusqu’à la fin, pour être sûrs de compter les points correctement.
Jouer confinés
En 2021, le confinement empêche le groupe de se retrouver. Giacomo Piccinini raconte : « On était presque tous au chômage, on avait du temps à tuer. On a donc créé une version en ligne du jeu, en mettant en commun les compétences des uns et des autres ». Rapidement, leur initiative passe de bouche-à-oreille et dépasse largement le cadre du groupe d’amis, avec un peu moins de 50 000 équipes enregistrées en ligne. « Le site était conçu pour une centaine de personnes, ça n’arrêtait pas de planter. On augmentait les serveurs au fur et à mesure, mais à chaque fois, on était dépassés ».
Pour l’édition 2022, ils décident donc de voir les choses en grand. « On a activé nos réseaux amicaux et familiaux pour créer le site, avec l’aide d’un cousin aux États-Unis, et gérer les serveurs, grâce au frère d’un gars du groupe, qui bosse dans l’informatique à Dubaï ». Le résultat est fonctionnel, l’expérience utilisateur est propre, tout est prêt pour l’édition 2022.
Cette fois, le jeu devient véritablement viral, grâce à une stratégie toute simple, mais bien pensée. Il suffisait qu’un chanteur prononce le mot fantasanremo sur scène pour créditer les joueurs l’ayant dans leur équipe d’un généreux bonus. Les fans interpellent alors leurs artistes favoris sur les réseaux sociaux, l’effet boule de neige se met en place. Les artistes, comme le rappeur Fedez, plus de 10 millions d’abonnés, en parlent en story sur Instagram, le fantasanremo grimpe dans les tendances sur Twitter, bref, il est sur toutes les lèvres, alors même que les organisateurs et les journalistes couvrant l’événement ignorent encore ce dont il s’agit.
Les inventeurs se dotent également d’un solide armada de réseaux sociaux, d’Instagram à TikTok en passant par Twitter, où ils déclinent en vidéo, live et tweets les contenus liés au jeu. Au terme du festival, pour sa deuxième édition en ligne, le fantasanremo peut ainsi se vanter d’avoir enregistré plus de 500 000 équipes. « Même Amadeus nous a adoubés en conférence de presse », se rappelle Giacomo Piccinini, évoquant les mots bienveillants prononcés par le présentateur de l’émission à propos du jeu.
Un miroir tendu sur la société italienne
Ce n’est pas la première fois au cours de ses soixante-dix ans d’existence qu’un élément extérieur vient perturber le déroulement du festival. Eddy Anselmi, journaliste indépendant et auteur d’un livre anniversaire sur Sanremo, sorti à l’occasion des soixante-dix ans, est à Bologne lorsque nous échangeons par téléphone. « Ce n’est pas la première fois que le festival se fait hacker de l’extérieur. Il y a vingt ans, le trio d’humoristes Gialappa’s band avait fait répéter aux artistes le mot anglais situation, à la grande perplexité du présentateur Pippo Baudo. Avec le fantasanremo, le jeu est porté à son paroxysme, et devient total ».
Car pour l’auteur, qui écrit également pour la télévision, le festival de Sanremo est avant tout le reflet de la société italienne, il était donc logique que les réseaux sociaux, avec leurs nouvelles pratiques, s’emparent de ce vieil objet médiatique d’une façon ou d’une autre. Les téléspectateurs, devenus également internautes, ont besoin de nouvelles façons d’interagir avec le programme. C’est le cas de Carolina Boldoni, Carol.oide sur Instagram, réseau où elle partage sa vie de doctorante en anthropologie avec ses douze mille abonnés.
L’année dernière, elle a créé une ligue — un espace où les joueurs peuvent se défier entre eux — pour échanger avec sa communauté. « Quand j’ai parlé de ma ligue sur mon compte Instagram, c’était un prétexte pour parler de la dimension folklorique du festival de Sanremo, qui m’intéresse en tant qu’anthropologue. Je ne m’attendais pas à ce que plus de 80 personnes s’y inscrivent ». Des inconnus, avec lesquels elle partage également une chaîne Telegram, où commenter le jeu via messages.
Pour elle, « Sanremo, c’est à la fois un programme réactionnaire, mais aussi un produit culturel capable de se réinventer, en suivant les tendances de son temps. Il sait être à la fois ringard et cool. C’est pour ça qu’on a toujours l’impression qu’il est au bout de sa vie ». Cette année, elle se prépare à l’édition 2023 avec stratégie. « J’étudie les artistes au programme et la liste des bonus/malus dans les moindres détails avant de composer mon équipe ». Une façon aussi de s’intéresser différemment aux artistes, qui en profitent pour apparaître plus proches de leur public.
Comme elle, de nombreux joueurs fédèrent leur communauté à diverses échelles à travers les réseaux sociaux. Certains ont ainsi commencé à regarder le festival pour participer au fantasanremo, intrigués par une véritable marée de mèmes, incompréhensibles pour les non-initiés. En multipliant les références cryptiques et les private jokes inaccessibles aux non-joueurs, le fantasanremo créée le désir irrésistible d’entrée dans la communauté, au risque de passer à côté du sujet du moment.
De simple jeu à opération marketing exemplaire
Il n’y a pas que les joueurs qui répondent à l’appel du fantasanremo. Cette année, pour l’édition 2023, les sponsors affluent, et pas des moindres. De la marque de bijoux Pandora en passant par le café Lavazza, les marques ont bien compris le potentiel du jeu, qui leur dédie des bonus spéciaux. Un artiste entièrement vêtu de blanc fera ainsi gagner 10 points à son équipe grâce au bonus Philadelphia, un fromage d’une blancheur immaculée.
« Pendant le festival, on bosse jusqu’à seize heures par jour pour être au courant des faits et gestes des artistes et créditer correctement les malus et les bonus. Sans compter que pour certains d’entre nous, le fantasanremo est devenu un travail à plein temps. On avait bien besoin de financement » admet Giacomo Piccinini. Sous le nom « Quelli di fantasanremo » (ceux du fantasanremo) ils ont ouvert une agence de communication, gamification et organisation d’événements. Parmi leurs clients, la chaîne télé Sky, qui leur confie en 2022 la gamification du programme X-factor.
Le récit impeccable de ce succès fulgurant soulève toutefois quelques doutes. S’agit-il réellement d’une idée géniale partie d’un bar anonyme, ou d’un scénario rédigé dans un bureau marketing de la Rai, la chaîne qui diffuse le programme ? Si certains le pensent, Giacomo Piccinini s’en défend avec humour « j’ai toujours rêvé d’être impliqué dans une théorie du complot, maintenant, c’est fait ! ».
Eddy Anselmi n’y croit pas plus. « La première fois que j’ai entendu parler du jeu, ça n’intéressait personne, c’était un truc de potes dans un bar, c’est tout ». Pour lui, le succès du jeu devrait donner une leçon au festival, qui est actuellement limité par son italianité, qui en fait un produit culturel trop auto-référentiel. « Avec Tiktok ou d’autres réseaux, les chansons traversent les frontières sans qu’on puisse le prévoir. Même sans promo, un titre peut aller à l’autre bout du monde et devenir viral en un claquement de doigts. Le festival devrait saisir cette opportunité pour élargir son public, devenir mondial ». Le destin du fantasanremo est-il de porter le festival au-delà des frontières italiennes ? Rien n’est moins sûr.
Car alors que l’édition 2023 approche, beaucoup craignent que sa popularité joue contre lui. Maintenant que tous, artistes, journalistes et public savent où consulter la liste des bonus et des malus, le spectacle pourrait devenir caricaturalement prévisible, chacun cherchant pathétiquement à gagner des points – et donc de la popularité – dans le cœur des fans en suivant à la lettre les bonus valant des points.
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