Tout part d’une comparaison. Sur la plateforme Strava, l’algorithme me suggère de m’abonner à un athlète dont le pseudo attire mon attention : un dénommé Casquette verte, qui se qualifie sobrement de « traileur parisien » et pratique régulièrement la course à pied sur les quais de Seine. Un profil à première vue très commun sur la plateforme. À première vue seulement, car une consultation plus appuyée de « nos statistiques juxtaposées » m’alerte sur la valeur de l’utilisateur que je viens de croiser : le dénommé Casquette Verte ne court pas moins de 200 kilomètres en moyenne par semaine et consacre 24 heures entières hebdomadaires à la course à pied.
En m’abonnant à ce profil exceptionnel, rejoignant ses quelques 20 000 abonnés, je découvre que Casquette Verte publie tous les jours un compte rendu-rendu de sa session de course avec une régularité exemplaire, et ce depuis 2014. Chacune de ses activités étant agrémentée de courts commentaires sur son état physique, je m’aperçois aussi qu’il lui arrive fréquemment de pratiquer la course à pied ou le trail, alors même qu’il semble en période de rétablissement pour des blessures. Comment expliquer la régularité obsessionnelle du traileur amateur @Casquette Verte ? Que fait le réseau social Strava à nos pratiques sportives amatrices ? Un réseau social sportif aussi complet ne participe-t-il pas insidieusement à la démocratisation une forme d’addiction au sport ?
« Si ce n’est pas sur Strava, ça n’a pas existé »
Si vous ne pratiquez ni course à pied ni vélo, il est fort probable que vous soyez passé à côté de Strava : créé en 2009, Strava est un réseau social dédié aux sportifs qui leur permet de publier leurs activités une fois celle-ci enregistrée via leurs montres connectées. La spécificité de cette application — qui évolue dans un environnement fortement concurrentiel — tient à son design épuré, son ergonomie, mais aussi désormais au nombre conséquent de ses utilisateurs : plus de 100 millions de sportifs et sportives — dont plus de 75 % sont des hommes — utilisent Strava, selon les derniers chiffres transmis par l’entreprise.
Pour attirer de nouveaux utilisateurs, Strava peut compter sur le prosélytisme de ses membres, fortement enclins à se vanter de leurs performances, statistiques (offertes par l’application) à l’appui. C’est de cette manière que Casquette Verte a découvert l’application en 2014 : « Au bureau, un collègue me montrait sur Strava les parcours qu’il faisait, presque comme une preuve », se rappelle-t-il. Et c’est pour prouver à son collègue qu’il en était également capable qu’il s’est mis à la course à pied, rejoignant le « réseau social des sportifs » par mimétisme.
La dimension sociale de Strava a toujours été au cœur de la stratégie de développement de l’entreprise : sur l’application, on délivre des « kudos » pour saluer les prestations de ses amis sportifs, on partage photos et vidéos pour satisfaire la curiosité de sa communauté. Bastien Soulé est sociologue du sport, il a étudié les effets sur les sportifs de la démocratisation de ces applications et évoque une forme de labellisation des efforts via Strava : « Il y a des stratégies d’identité numérique qui sont évidentes sur Strava (…). Par exemple, de nombreux pratiquants renomment leurs sorties quand ils vont courir avec leur fille ou leur petite-amie pour que les abonnés comprennent que ce n’est pas leur performance à eux. ».
Comme tout réseau social, Strava est un vecteur formidable d’interconnexion : Bastien Soulé souligne dans ses enquêtes le rôle motivationnel de ces communautés sociales virtuelles dans la pratique de nombreux sportifs. Mais comme tout réseau social, Strava comporte aussi certaines dérives liées au contrôle et à la valorisation de son image sociale. Le sociologue a constaté, lors de ses entretiens, certains changements dans l’appréhension de la pratique sportive amateure : « Certains me disent : ‘Si je ne peux pas enregistrer ma sortie, je ne vais pas courir, c’est du gaspillage, c’est une perte de temps’. Il y a des personnes qui disent prendre plus de plaisir à la prise de mesure qu’à l’effort même. » explique-t-il.
Un slogan s’est même diffusé, il y a quelques années, sur les réseaux sociaux au sein de la communauté des sportifs, témoignant de la place considérable occupée par le réseau social dans leur pratique : « Si ça n’est pas sur Strava ça n’a pas existé ».
De la motivation à la « bigorexie », ou l’addiction au sport
Bien sûr, les sportifs — même amateurs — n’ont pas attendu Strava pour mesurer leurs efforts sur des journaux de bord personnels ou pour ressentir de la satisfaction à la seule évocation de leurs prouesses dans leurs cercles d’amis. Mais la publication de statistiques précises pour chacune des activités physiques réalisées, peut pousser certains et certaines à se surpasser, oubliant parfois leur état physique pour répondre aux attentes implicites de leur communauté.
Casquette Verte, qui parcourt toutes les semaines 200 kilomètres et a construit sa notoriété sur les réseaux grâce à ses performances et sa régularité exceptionnelles, reconnaît qu’il lui est déjà arrivé de réaliser une séance passant outre blessure et fatigue, pour prouver à sa communauté qu’il avait bien atteint ces objectifs hebdomadaires : « Au début, je voulais atteindre mon 100 kilomètre par semaine, et tant que ce n’était pas affiché 100 kilomètres par semaine, j’oubliais la fatigue, je modifiais mon emploi du temps pour avoir la petite récompense, pour voir afficher le bon chiffre. »
Or le fait de réaliser sa séance de sport quotidienne malgré les blessures ou un état de fatigue avancé, fait partie des critères de la « bigorexie », terme employé pour désigner l’addiction au sport, une maladie reconnue par l’OMS depuis 2011, très bien décrite dans l’ouvrage de Servane Heudiard, sportive amateure atteinte de ce trouble.
Alors que son addiction au sport la poussait à réaliser des séances de vélo en pleine nuit, sous des pluies torrentielles, dans un état de fatigue avancé, il aura fallu attendre plusieurs accidents graves à vélo pour qu’elle admette être sujette à une addiction. Non-utilisatrice de Strava par crainte d’accentuer son problème, elle insiste dans son livre sur l’aspect pernicieux de cette addiction : « L’aspect particulièrement pervers de cette addiction est que le sport a une image positive (…). Jamais personne ne jugera positivement le comportement d’un alcoolique ou d’un boulimique alors que la quasi-totalité des gens sont admiratifs de me voir si souvent sur le vélo ou aller faire ma séance d’aviron quelle que soit la météo. » écrit-elle.
Il est ainsi courant de voir certains comportements pouvant être considérés comme à risque fortement valorisés dans les commentaires sous les publications de Casquette Verte, que l’on félicite de courir de nouveau dès le lendemain de sa victoire d’un ultra-trail de 160 kilomètres en Suède, ou que l’on admire pour sa capacité à courir malgré ses blessures aux côtes ou aux genoux.
Le succès de l’application Strava, qui a enregistré une croissance de 68 % en 2021, n’est ainsi pas si surprenant : permettre la quantification et la publicité de sa pratique sportive dans une société qui place l’activité physique et le dépassement de soi au sommet des valeurs sociales ne pouvait que fonctionner. Et comme si les responsables de l’entreprise avaient perçu les dérives potentielles de l’application, Strava a récemment fait l’acquisition d’une application de prévention des blessures de l’athlète Recovery Athletics App. La célèbre notion de Pharmakon développée par le philosophe Bernard Stiegler, pour qualifier l’ambivalence de la révolution numérique, entre remède et poison, n’aurait pas pu trouver meilleure illustration.
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