Avec Joker, le réalisateur Todd Phillips et l’acteur Joaquin Phoenix livrent un portrait du méchant de Batman ancré dans une époque imbibée d’une fracture sociale profonde. Un vrai-faux film de super-héros. Notre critique garantie sans spoiler.

Dans le cinéma des superhéros, il y a les parcs d’attractions de Marvel — dixit Martin Scorsese — et les autres. Ces dix dernières années, on a vu Disney ériger un véritable empire du divertissement pendant que Warner Bros. se cassait maladroitement les dents en voulant faire la même chose — malgré quelques succès au box-office. Et là où le duo Marvel/Disney inscrit tous ses projets dans une cohérence ébouriffante et pensée d’avance, la maison DC Comics a décidé d’opter pour davantage de projets indépendants, replaçant la vision artistique au centre de l’échiquier.

En quelque sorte, Joker de Todd Phillips (la trilogie Very Bad Trip) en est le porte-étendard : un réalisateur à part qui mise sur la performance d’un acteur reconnu — Joaquin Phoenix — pour pondre une origin story sur le méchant le plus emblématique de l’univers des superhéros, tous supports et licences confondus.

À bien des égards, Joker est une réussite. Il pourrait se résumer en un one-man-show dérangeant, y compris dans la mise en scène très théâtrale portée par une bande-son glaçante (merci les violoncelles). Où les gags ressembleraient à des excès de violence qui ne feraient rire que l’humoriste qui se cache derrière. Cet humoriste presque de fortune c’est Joaquin Phoenix, qui livre une performance magistrale en forme de strapontin pour un Oscar. Entre l’anarchiste cradingue de Heath Ledger et le dandy élégant de Jack Nicholson, Joaquin Phoenix trouve sa place en se donnant corps et âme dans son personnage paumé, sorte de plouc détraqué qui peut faire tour à tour rire et flipper.

Squelettique au possible, au point d’en devenir méconnaissable, Joaquin Phoenix se noie dans une mélancolie cruelle comme un pantin désarticulé qui n’a plus de fil conducteur pour se construire. Alors il se détruit et emporte tout sur son passage avec lui. Après avoir été mis K.O. par la vie, le voilà portant le visage du chaos.

Le célèbre escalier du Joker. // Source : Warner Bros.

Le célèbre escalier du Joker.

Source : Warner Bros.

Un Joaquin Phoenix méconnaissable pour un Joker devenu héros

Paradoxalement, le film dépeint le Joker comme un héros ou, tout du moins, en fait l’égal d’un héros, dans le sens où personne n’arrive à lui en vouloir de vriller une bonne fois pour toutes — à la White Knight. L’homme qui se cache derrière le clown n’a rien pour lui : un boulot misérable, des collègues qui se moquent de lui, une mère psychologiquement atteinte et obnubilée par Thomas Wayne, une aide psychologique sourde, une maladie qui lui provoque des fous rires incontrôlés… Rien ni personne ne pourra empêcher la descente aux enfers d’un individu laissé à l’abandon pour qui la folie est devenue l’unique remède, pour qui la vie ne trouve plus son sens que dans la comédie. Si meurtrière soit-elle.

Un one-man-show dérangeant

Todd Phillips n’offre même aucune chance à son personnage principal. Dès le départ, il est condamné. Alors, il rit pour oublier son mal-être. Il danse en gesticulant, car marcher droit n’est pas possible dans une ville où plus rien ne tourne rond. Dans cette vision très réaliste de Gotham (qui rappelle un peu celle de Christopher Nolan), l’époque se confond avec le désespoir, teintée d’une fracture sociale qui sépare la population en deux camps que tout oppose. La fameuse métropole aurait pu s’appeler autrement et, d’une manière plus globale, toute la surcouche liée à la mythologie Batman devient vite secondaire au moment où la farce devient une fable. Sans compter que le superhéros n’existe pas (encore ?).

Joker // Source : Warner Bros.

Joker

Source : Warner Bros.

C’est d’ailleurs l’une des limites du long métrage : Todd Phillips s’offre quelques jokers de luxe au moment d’abattre ses cartes. La ville de Gotham est un peu trop manichéenne : d’un côté, les riches politiciens qui font de vaines promesses — Thomas Wayne en tête, qui n’a jamais été une telle pourriture (une liberté difficile à avaler). De l’autre, « le peuple », caricaturé lui aussi et qui souffre d’abord en silence. Au-delà du mythe du clown triste et de la Némésis en devenir, le Joker devient alors un symbole de révolte un peu malgré lui.

De la même manière que Batman personnifie la peur et la justice avec son costume noir, les facéties du Joker incarnent le soulèvement, la révolte des opprimés et des laissés pour compte face à la toute-puissance. Ce poncif renforce toute l’empathie que l’on peut éprouver à l’égard du Joker, dont les actes s’inscrivent dans une forme de logique mortifère, sans cette violence gratuite qui rend le vilain normalement si imprévisible. Et cela dérange : le réalisateur veut ancrer le sentiment que la violence est systématiquement justifiée. Alors oui, on est très loin du grand spectacle gentillet et propre du MCU tant ce Joker appartient à Todd Phillips.

Mais le Joker, méchant symbolique par excellence, n’échappera-t-il pas toujours à son créateur ?

Le verdict

Pendant que Disney et Marvel continuent de parfaire leur immense empire qui ne fait qu’étreindre le box-office mondial à chaque film, Warner Bros. ose enfin autre chose avec une fable dérangeante sur la Némésis emblématique de Batman. Ancré dans un réalisme flippant, Joker transforme le vilain clown en symbole un peu surfait de la fracture sociale contemporaine.

Mais derrière un poncif traité trop naïvement pour nous faire oublier qu’il s’inscrit dans le capitalisme culturel hollywoodien, il y a la performance magistrale de Joaquin Phoenix, qui met ses tripes sur la table pour manger au banquet des plus grands. On ne sait pas si ce Joker là affrontera un jour Batman. Mais il a, en tout cas, le costume taillé pour.

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