Divertissants, passionnants, barrés, profonds, un peu débiles, très codifiés, détaillés, moches, cradingues ou tout à la fois… l’année 2016 se clôt sur une diversité honorable dans l’industrie du manga, qui accompagne une industrie de l’animation presque trop foisonnante, prête à exploser.
Côté papier, 2016 a été marqué par des rendez-vous attendus, des adaptations, des scénarios originaux ou la suite de séries à succès — ou non — qu’il ne fallait pas manquer. Première sélection de sept mangas parmi une multitude d’autres, en variant les genres comme les maisons d’édition.
Dead Dead Dededede Destruction
Inio Asano, 5 tomes (au Japon ; 1 en France), éditions Kana — Série en cours
Si vous ne savez pas qui est Inio Asano, il est temps de vous rattraper, en lisant et en offrant le double-tome de Solanin à l’un de vos proches. Cet auteur représente peut-être ce qui se fait de plus queer dans les genres « traditionnels » du manga — comprenez tout ce qui est vendu sans être plastifié.
Solanin, Bonne Nuit Punpun et La fille de la plage ont des constantes qui font l’ADN de cet esprit malade et génial : des décors ultra détaillés, des œuvres émouvantes et baddantes, sans oublier un degré variable de dinguerie. Une folie latente, une douce mélancolie que tout le monde accepte, qui s’exprime au gré des cases.
Des visages déformés, des éléments du décors qui n’ont rien à faire là, un cadrage improbable… chaque oeuvre possède tout de même son chara design facile à identifier. Ici, des expressions rondes et beaucoup de bave qui sort de beaucoup de bouches.
Derrière ce titre fort allitératif (qu’on peut raccourcir en Dededede) se cache un scénario qu’il serait tentant de résumer à « un Japon post-Fukushima ». C’est un peu plus subtil : cela fait plusieurs années qu’un débarquement d’OVNI a fait des milliers de victimes, par une journée funeste qui fait depuis l’objet d’une commémoration.
Le temps a passé, les aliens sont toujours dans le ciel, et les gens s’habituent, sans vraiment savoir à quoi ressemblent leurs voisins. Cet élément impossible à rater est ancré dans le quotidien. Voilà pour la situation de départ. À partir de là, on suit la vie de deux lycéennes : Oran, l’une des deux, frappadingue, crève les pages. Verbeuse à l’excès, toujours en mouvement — on ne sait pas si elle porte des couettes ou des antennes — tranche avec Kadode, plus posée et réfléchie, qui, dans ce premier tome, est mûe par la simple volonté de séduire (c’est un euphémisme) son prof d’anglais.
La direction prise par la série reste toujours inconnue mais ce premier tome est la chronique de deux jeunes qui font les quatre cent coups, qui se fichent de tout — même d’une invasion alien — et qu’on a envie de suivre dans cette douce folie. Même dans un monde crépusculaire, mélancolique, où les petits drames de la vie subsistent. Asano est inégalé quand il s’agit de sublimer les petites choses.
En quelques mots : bizarre, cool, détaillé
Le premier tome est disponible à partir de 5,95 €.
My Hero Academia
Kohei Horikoshi, 11 tomes (au Japon ; 6 en France), éditions Ki-Oon — Série en cours
Kohei Horikoshi était jusque-là un inconnu en France, après la parution discrète de Crazy Zoo, un titre pourtant réussi. La situation a bien changé depuis la sortie, plus tôt dans l’année, du panzershonen My Hero Academia. Cet adversaire récurrent de One-Punch Man cartonne cependant beaucoup moins en librairies.
Dans cet univers, le jeune Midoriya est l’un des rares adolescents à ne pas grandir avec un super-pouvoir. Une vaste majorité de l’humanité en manifeste un pendant l’enfance, dont la nature est souvent déterminée par ceux de ses parents. Il y a plus de superhéros que de gens « normaux » et supercrime comme superjustice sont devenues deux industries bien codifiées. Tant et si bien qu’il existe désormais des écoles de superhéros, comme l’académie Yuei.
Midoriya voue une véritable obsession à cet établissement, qui reste vaine puisqu’il n’a pas de pouvoir. Du moins jusqu’à ce qu’il rencontre All Might, son idole, qui va lui transmettre son pouvoir de superforce. En quelques chapitres, le voilà intégré à la fameuse académie et sur les rails d’un shonen bon et classique, influencée par les comics jusque dans la direction artistique des volumes.
Le trait de Kohei Horikoshi est on ne peut plus adapté à cette histoire : ici, c’est la myriade de personnage et son étonnante diversité qui priment. Les deux classes d’élèves représentent autant de costumes, de personnalités et de pouvoirs, sans oublier les autres classes, profs et autres supervilains. Tous débordent de charisme et de puissance. On veut connaître chacun d’entre eux, les rencontrer, les voir interagir : c’est sans doute la meilleure bande de protagonistes de l’année.
Le rythme est excellent, un tome est un véritable plaisir à parcourir, riche de mille détails sur lesquels s’arrêter, et on espère que le manga continuera longtemps pour développer au maximum son univers. On ne s’inquiète pas trop de ce côté-là.
En quelques mots : super-diversité, super-rythme, super-fun
Le premier tome est disponible à partir de 6,60 €.
Dans l’intimité de Marie
Shûzô Ôshimi, 9 tomes (terminée au Japon ; 8 en France), éditions Akata
Connaissez-vous le « body swap » ? Ce mécanisme, souvent utilisé dans la fiction — pas seulement japonaise — se traduit par l’échange de corps entre deux ou plusieurs personnages. « Le Freaky Friday », transposé au manga, est souvent un élément perturbateur, le point central d’un scénario voire un fétiche relativement connu pour quelques doujins hentai.
Le panzersuccès Your Name, en salles le 28 décembre, l’utilise comme point de départ. En bref, ce concept très particulier est tellement dédramatisé qu’il en est devenu un lieu commun. Dans l’intimité de Marie est là pour le remettre dans un cadre crédible – ou du moins, des conséquences crédibles.
Isao est un jeune Tokyoite qui, après une année socialement nulle, a arrêté d’aller à l’université. En décrochage, il passe sa journée à jouer aux jeux vidéo et à faire hurler intérieurement tout lecteur ayant connu ce genre de période. Il est parti pour durer : il cache ce secret à ses parents, qui l’entretiennent, et cultive une obession pour Marie, lycéenne avec qui il n’a jamais conversé mais qu’il croise toujours aux mêmes endroits.
Un soir, il la suit et se réveille dans son corps. Une sorte de double point de non-retour qui va lui faire comprendre que l’objet de ses fantasmes n’a pas la vie attendue. Parents absents ou louches, copines fausses, problèmes d’identité… Isao va vite affronter le male gaze, les premières règles et tout ce qu’implique ce changement soudain de sexe.
Dans l’intimité de Marie bouscule son lecteur en déroulant en permanence le pire scénario possible. D’expérience en expérience, la situation d’Isao ne fait qu’empirer. Première étape de cette catabase : retrouver l’Isao original, qui ne semble pas affecté par cette situation…
Ce manga se dévore très vite — notamment le tome 4, à vitesse flash malgré son intensité record — et fait mal au coeur, tant il déploie cette capacité à explorer tout ce qui peut arriver de triste ou de dérangeant. L’auteur s’éloigne de plus en plus de la situation initiale pour poser des questions qui peuvent bouleverser la narration ou la « promesse » originale.
Le trait est rond, rassurant, et tranche bien avec la dureté du propos et ses thématiques rares : l’identité, la dissociation et, en général, la capacité à se mettre dans la tête d’autrui. Un manga qui le fait souvent littéralement, avec brio et froideur.
En quelques mots : malaise, empathie, twists
Le premier volume est disponible à partir de 7,95 €.
Franken Fran
Katsuhisa Kigitsu, 8 tomes (terminée au Japon), éditions Seven Seas (import US)
En tombant sur les couvertures de ce manga, on pourrait croire que Franken Fran est une œuvre érotique. Pas de bol ! Vous venez de tomber sur l’équivalent d’une plante carnivore dans le monde du manga. Derrières ces corps dénudés et aguicheurs se cachent en fait… beaucoup d’autres corps, souvent maltraités, le plus souvent en rondelles.
À la base de ce récit, on trouve la réappropriation d’un roman bien connu. Le docteur Madaraki est connu pour être le chirurgien le plus efficace du monde. Le monsieur à la rpéutation de savant fou laisse derrière lui, après sa disparition, Fran Madaraki, une créature déconnectée, lunaire, mais toujours prête à sauver des vies et son prochain…
Elle a les yeux vides, deux boulons qui lui traversent le crâne, une connaissance encyclopédique du corps humain et une surpuissance qui confine à la demi-déesse. Mais Fran n’est pas la plus douée pour les sentiments ou pour jauger des conséquences de ses actes.
Elle vit dans un immense manoir, entouré de son chien (on vous laisse la surprise), de sa « petite soeur », la surpuissante Veronica, et d’une armée de majordomes prêts à en découdre. Tel un personnage de roman policier qui tombe souvent sur des meurtres en chambre close, Fran est toujours confrontée à des cas médicaux qui dépassent l’entendement et va déployer des moyens du même calibre.
Le corps humain en prend pour son grade : il est tour à tour croisé avec un ADN d’insecte, multiplié à l’infini, agrandi ou rapetissé, ou bien change carrément de corps sans consentement. Avec quelques arcs narratifs mineurs, chaque chapitre de Franken Fran équivaut à un cas improbable, et surtout à une chute dont le cynisme et l’humour noir dépassent tous les épisodes de Black Mirror.
On vous aura averti : il faut avoir les entrailles bien accrochées puisque c’est justement ce qu’on voit beaucoup dans ce manga, où la violence psychologique est parfois de mise. Mais ici, l’inventivité et l’originalité priment, dans un récit horrifique qui tient de l’eroguro, au service d’un trait sympa, détaillé et d’un humour souvent pince-sans rire.
En quelques mots : crade, inventif, cruel, improbable.
Le premier volume double est disponible à partir de 19,59 €.
Area 51
Masato Hisa, 13 tomes (au Japon ; 9 en France), éditions Sakka (Casterman) — Série en cours
Toi qui entre ici, abandonne tout espoir : l’Area 51 est l’un des endroits les plus pourris du genre. Et pour cause, c’est un parfait mélange entre Fables et Sin City, un roman noir qui s’inscrit dans la mouvances des œuvres japonaises pensées pour les occidentaux.
Tokuko — appelez-la « McCoy » — est une détective ultracompétente coincée dans cette « Zone 51 » où sont mises au ban les créatures de toutes les mythologies et folklores imaginables. Aidée de son acolyte, un kappa (être mi-homme mi-tortue) déguisé en Blues Brother, elle résoudra des affaires avec un sens de la morale bien à elle.
Problème : McCoy porte dans son ventre un artefact très convoité par toute une civilisation. En attendant de résoudre ce léger handicap, elle résout les histoires de quiconque — mais jamais n’importe qui — passe sa porte.
Ici, on saura comment faire gagner un canard boiteux dans une course fantastique avec seulement trois balles, et de manière non-léthale s’il vous plaît. Là, on essaiera de cacher les bâtards des divinités égyptiennes. Enfin, on s’occupera de dangereux psychopathes, dont le Père Noël.
L’univers d’Area 51 a de grandes qualités : une énorme capacité de réappropriation des mythes de tous les folklores possibles, des histoires cruelles mais émouvantes, un superbe dessin en clair-obscur où on trouve plus de noir que de blanc sur les pages. Il faut s’y habituer, mais une fois que cette étape est franchie, parcourir un volume est un délice.
Area 51 est l’une des plus belles découvertes de l’année 2015, à réserver aux âmes solitaires et aguerries… ou à ceux qui veulent offrir un excellent manga qui, en plus d’avoir un excellent contenu, est aussi un bel objet. Ses couvertures sont les plus belles vues depuis quelques temps. Avertissement final : son ton et ses histoires dérangeantes ne conviennent pas à tous. Mais Area 51 reste indubitablement le meilleur « roman noir » de ces deux dernières années, propulsées par un incroyable sens du dynamisme, de la réappropriation et de la construction.
En quelques mots : omnimythe, dangereux, badass, graphique.
Le premier tome est disponible à partir de 8,45€.
Le mari de mon frère
Gengorô Tagame, 3 tomes (au Japon ; 2 en France), éditions Akata — Série en cours
Est-ce un oiseau ? Est-ce un avion ? Non ! C’est un petit miracle. Il faut creuser un peu pour trouver, frontalement, des thématiques LGBT dans l’industrie française du manga. Le mari de mon frère, c’est Tom à la ferme avec un autre pays et sans l’oppression constante.
Un Canadien en deuil retourne au Japon, pays natal de son défunt mari, pour retrouver le frère jumeau de ce dernier. Il va y être confronté aux préjugés de son nouvel hôte, formaté par une culture où l’homosexualité est peut-être plus cachée que décriée.
Un petit retour en arrière s’impose pour comprendre les spécificités de cette œuvre. Son auteur, Gengorô Tagame, est connu pour des œuvres érotiques gay, dont les personnages se distinguent physiquement des canons du genre. Le yaoi, destiné à un public majoritairement féminin, fantasme la relation homosexuelle avec des jeunes éphèbes aux corps parfaits et anguleux.
Ici, on parlera plutôt de bara : des hommes entre eux, pour les hommes, poilus et massifs. Coïncidence sémantique : des bears, donc. Une petite rupture avec l’imaginaire collectif. Même les personnages mâles hétéros font probablement deux fois et demi le poids de votre serviteur, et le corps masculin est souvent mis en avant.
Au-delà de ces considérations stylistiques (qui restent importantes), Le mari de mon frère est un rempart contre l’homophobie qui fonctionne grâce à une méthode didactique. Kana, la fille du protagoniste, va résoudre avec ses mots tout simples et sans préjugé, n’importe quelle question portant sur une relation homosexuelle. Ce faisant, elle met son père face à ses propres craintes.
Ces deux premiers tomes sont une petite douceur : le parcours promet d’être semé d’embuches, mais il est nécessaire.
En quelques mots : gay, doux, didactique
Le premier tome est disponible à partir de 7,95 €.
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