« Le business n’est pas mort, mais ce n’est plus comme avant. Alors forcément s’il y a un nouveau visage… » En cette soirée du 7 décembre 2018, dans un restaurant à viande de Hambourg, les regards se tournent vers Niels Buntrock, un quarantenaire à l’allure juvénile.
Développeur informatique, un brin timide mais amusé de cette attention, Niels répond aux multiples questions et s’engage peu à peu dans la conversation. À ses côtés autour de la table, une petite quinzaine d’hommes, qui se connaissent pour la plupart très bien. Des Allemands bien sûr mais aussi, ce soir-là, trois Autrichiens et un Australien.
Tous partagent une activité commune. Laquelle ? Il s’agit de « domainers », à savoir des acheteurs et revendeurs de noms de domaine internet. Quand le commun des internautes enregistre un domaine pour l’utiliser soi-même (ex: monpetitblog.fr), eux acquièrent des adresses internet jugées prometteuses qu’ils remettent ensuite en vente sur des plateformes de marché. La rencontre de l’offre et de la demande est chargée de faire le reste, dans l’espoir de « toucher le gros lot ».
Organisée deux fois par an à l’initiative de Jens Mechelke, originaire de Brême, la « table des domainers » de Hambourg permet à cette communauté de se retrouver depuis plus de quinze ans. Au moment d’attaquer la pièce de bœuf, on se remémore les transactions records et les plus aguerris évoquent leur portfolio de plusieurs milliers de domaines – devant un Niels médusé, lui qui ne possède alors… que 300 domaines au compteur.
Loin de la fièvre des grandes foires technologiques, l’assemblée de technophiles se fait ici davantage morose et nostalgique. Si Niels espère trouver « du soutien dans cette branche », un autre participant, en provenance de Vienne, refroidit ses ardeurs : « Il n’y a plus de place pour les petits. »
Un monde voué à disparaître
C’est peu dire que le monde des « domainers » a profondément été chamboulé ces dernières années. S’ils aiment se représenter le web comme un cadastre dont les domaines seraient les « parcelles », et donc les pièces maîtresses, cette manière de voir le web n’est-elle pas dépassée ?
En défendant cette idée dans le magazine Cicero, le journaliste allemand Timo Lehmann ne se sera pas fait que des amis autour de la table à Hambourg. De nombreux éléments semblent pourtant donner raison au journaliste. Les « domainers » doivent tout d’abord faire face à un épuisement des ressources disponibles. Après 20 ans d’internet grand public, les adresses à plus fort potentiel, c’est-à-dire bien souvent les plus courtes, sont déjà sorties de la circulation.
« Avant, les gens retenaient les domaines »
Le recours massif des internautes aux moteurs de recherche a aussi fondamentalement changé la donne. Rappeler les pratiques antérieures peut donner l’impression de s’intéresser à une autre civilisation, mais comme le souligne Jörn Schillmann, fournisseur de services pour « domainers », « domainer » lui-même et habitué de la tablée de Hambourg, « avant, les gens retenaient les domaines, notaient les adresses, avaient des ‘bookmarks’ (favoris) et géraient ça. Il y avait des annuaires où les domaines étaient recensés. C’est aujourd’hui beaucoup moins le cas. »
De plus, alors que le modèle des « domainers » est très centré sur l’idée de mots-clés et de leur éventuelle combinaison (ex: beurre-cacahuètes.fr), les algorithmes des moteurs de recherche se sont progressivement complexifiés, accordant à ceux-ci une position de moins en moins centrale. Plus récent, le recours aux applications mobiles a contribué à rendre invisible les domaines internet. Les interfaces ne comprennent en effet presque jamais de barre de navigation. Réduits à leur aspect technique, les domaines n’ont plus à être obligatoirement « beaux » ou « efficaces ».
En raison de ces développements, et de l’avènement des réseaux sociaux, les professionnels du marketing eux-mêmes ont revu leurs priorités : « Aujourd’hui tu as besoin d’un bon référencement, d’un bon marketing sur Facebook et sur Instagram, d’une bonne campagne en ligne. Et si tout cela n’aide pas, tu as besoin d’une bonne app. Mais j’entends peu de gens dire : ‘tu as besoin d’un bon domaine’. »
De ces développements résulte un marché qui se concentre chez un nombre de plus en plus réduit d’acteurs. Une situation qui contraste fortement avec le début des années 2000, quand le nombre de domaines explosait, que « l’or coulait » et que beaucoup s’imaginaient déjà faire fortune.
L’âge d’or de la (re)vente
Jörn S. se souvient : « Pour beaucoup, l’idée était tout simplement de faire un jour de l’argent. Et entre 2002 et 2010, c’était l’âge d’or ! Il y avait tellement de gens avec cette idée, que ceux qui faisaient déjà un profit en ont fait un plus gros encore. Les gens qui achetaient n’étaient pas, dans la grande majorité des cas, des clients finaux, mais des spéculateurs. C’était les meilleurs clients ! »
En Allemagne, les « domainers » surfent alors sur une croissance exponentielle du nombre de domaines, qu’ils contribuent eux-mêmes à alimenter. Entre 1999 et 2011, le pays enregistre 11 660 000 nouvelles adresses en « .de ». En 2000, année mythique, ce sont plus de 2 millions d’adresses qui sont créées, soit une toutes les 4 minutes.
En 2006, quand la France autorise l’ouverture du « .fr » aux particuliers, l’Allemagne compte déjà plus de 10 millions de domaines avec l’extension nationale. En libéralisant très tôt l’attribution des domaines, en simplifiant les procédures administratives et en proposant des prix très abordables, l’Allemagne prenait une avance considérable, qui la place aujourd’hui en tête des statistiques internationales (16 millions), seulement dépassée par la Chine et le générique « .com ». Au 29 août 2019, l’Afnic ne recensait en France que 3,5 millions de domaines en « .fr ».
Cette période d’effervescence se caractérise par un « internet sauvage ». Chez beaucoup, en effet, le « domaining » se confond alors avec le « cybersquatting », consistant à enregistrer l’adresse internet de marques pas encore présentes sur le web, dans l’espoir de leur revendre l’espace qui leur revient à prix fort. Si cette pratique n’a pas complètement disparu, les « domainers » d’aujourd’hui se montrent beaucoup plus soucieux des problématiques juridiques.
Une autre pratique se développe également à cette période : le « parking ». Ici les domaines placés en vente sont recouverts d’annonces publicitaires. Un procédé à faible valeur ajoutée pour l’internaute lambda mais dont les revenus pouvaient couvrir jusqu’à 10 fois les coûts d’administration.
De véritables petits empires se forment alors. Si le portfolio de Jörn regroupe aujourd’hui 3 500 domaines, il en avait près de 9 000 à l’époque. Et ça pouvait aller beaucoup plus haut : « Je connais des gens qui en ont eu jusqu’à 20 000 ! ». Schématiquement, le marché se segmente alors entre grands et petits « domainers », les premiers élargissant rapidement leurs activités à l’hébergement et la messagerie. Du côté des petits, la spéculation joue à plein, entraînant une grande circulation des domaines avant que ceux-ci n’arrivent chez l’utilisateur final.
Pour les « domainers », il ne suffit donc pas d’accumuler le plus de domaines. C’est ce que souligne Jörn : « Si tu as des domaines qui n’ont aucune valeur, bien sûr, il n’y a pas de limite. Mais c’est un business. Il faut toujours estimer son portfolio avec les questions suivantes : ‘Combien de vente y’a-t-il dans mon portfolio par mois ? Qu’est-ce que je veux atteindre avec mes ventes ? Et quels sont mes coûts ?’ »
Gestionnaires de portfolios, les « domainers » doivent être à l’affût de nouvelles opportunités, repérer les tendances, se tenir informés des évolutions législatives, etc… C’est pour répondre à ces besoins qu’émergent les premières communautés.
La radio des « domainers »
Chez les « domainers » du monde entier, Rob Grant, le père de Lana del Rey, fait figure de véritable légende. En Allemagne, une personnalité importante, bien que plus modeste, fut Thomas Engelhardt, surnommé « l’Ange » en raison de son nom de famille, décédé en 2017.
C’est lui qui en 2001 crée à Braunschweig, près de Hannovre, la première « table des domainers », dont celle de Hambourg, organisée par Jens Mechelke, est aujourd’hui le prolongement. Une autre tablée est aussi créée du côté de Munich.
En 2008, Thomas Engelhardt fonde également la plateforme domainers.fm pour solidariser la communauté germanophone. Active jusqu’en 2011 environ, elle propose des émissions de radio, un forum d’échanges et organise même une remise annuelle de trophées.
En 2009, ces trophées distinguent une autre personnalité importante de la communauté germanophone, Markus Schnermann, créateur en 2000 du forum consultdomain.de, encore actif.
La fin de « l’âge d’or du domaining » a cependant eu un impact considérable sur la vitalité de ces initiatives. Arrêté en 2011, domainers.fm a complètement disparu des radars en 2017. À Hambourg, là où la table réunissait jusqu’à plusieurs dizaines de participants, y compris des femmes, la fréquentation est passée en-dessous de la barre de la vingtaine. Enfin, le forum consultdomain.de ne serait aujourd’hui, selon Jörn, plus que l’ombre de lui-même.
Fréquentant désormais en priorité les plateformes anglophones, à l’image de domainnamewire.com, les « domainers » allemands, estimés à 300, éprouvent toujours le besoin d’échanger. Car si le tableau est sombre, ils ont encore quelques motifs d’espoir.
Le salut dans la blockchain ?
Plusieurs mois après notre première rencontre, nous retrouvons Niels à la terrasse d’un café dans le centre-ville de Hambourg. L’édition estivale de la « table des domainers » a eu lieu quelques jours plus tôt (5 juillet 2019). Annoncé seul, il nous fait la surprise de venir accompagné de Jörn, avec lequel il est resté en contact étroit depuis sa première participation. Ensemble, ils ont passé en revue son portfolio, passé de 300 domaines… à un peu plus de 100 : « J’en avais beaucoup qui ne valaient rien. »
Si le bilan de ses ventes n’est pas un franc succès, Niels préfère insister sur un autre aspect : « J’ai commencé tard et je ne fais pas ça de manière professionnelle, c’est seulement un loisir. Il s’agit plus d’un défi technologique. Regarder ce que l’on peut faire avec les domaines… »
Niels s’amuse en particulier à jongler avec les possibilités offertes par l’apparition de nouvelles terminaisons. À côté des terminaisons nationales (.de, .fr, etc.) ou classiques (.com, .net, .org), de nombreuses autres élargissent en effet le champ des possibilités, comme .biz, .space ou encore .hamburg.
« Élaborer des combinaisons dont les gens peuvent se souvenir »
« Je regarde les terminaisons qui arrivent sur le marché et j’essaie de trouver des bons noms, c’est-à-dire qui font sens avec la terminaison » explique Niels, qui aura ainsi cédé à l’hébergeur allemand uberspace.de son domaine uber.space contre un don pour une association caritative. De plus, « avec les nouvelles terminaisons, il y a la possibilité d’élaborer des combinaisons dont les gens peuvent se souvenir » note-t-il.
Dans les faits, les organismes gestionnaires de ces nouvelles terminaisons, en particuliers géographiques (.hamburg, .berlin…), ont souvent mis en place des programmes « premium » à travers lesquels ils se réservent la vente des adresses les plus prometteuses. Pour les rares petits « domainers » comme Niels, le coût d’entrée est alors trop élevé.
L’enthousiasme de Niels porte également sur la technologie blockchain, l’un des sujets les plus discutés actuellement dans la communauté.
Entre les deux tables de décembre 2018 et de juillet 2019, un des acteurs majeurs du marché, le néerlandais undeveloped.com, a en effet annoncé sa transformation en dan.com, pour « Domain Automation Network ». Grâce à un partenariat avec IBM, il s’agit, selon les termes des communiqués diffusés, de mettre le blockchain au service des acheteurs et revendeurs de domaines internet. Cela doit notamment permettre d’accélérer les transferts d’un registre à un autre (là où les procédures actuelles durent entre 1 et 10 jours) et développer la location de domaines.
Jörn se réjouit d’avance : « Ce sont des nouveaux champs ! Et c’est aussi pourquoi on est content quand quelqu’un comme Niels vient à nous. Ce sont de nouvelles propositions, de nouvelles idées… C’est bon pour tout le monde. »
Les « domainers » n’ont peut-être pas dit leur dernier mot.
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