6 des 11 candidats à la présidentielle se disent prêts, dans des conditions diverses, à faire sortir la France de l’Union européenne s’ils sont élus. Quels domaines du numérique seraient concernés par un « Frexit » et dans quelle mesure ? Éléments de réponse avec Valérie Nicolas, maître de conférences en droit à l’université Paris Nanterre.

En cas de victoire à l’élection présidentielle, Jean Lassalle, François Asselineau, Jacques Cheminade, Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen sont tous prêts à faire sortir de la France de l’Union européenne malgré leurs divergences sur la mise en œuvre concrète d’un tel changement. Jean-Luc Mélenchon, pour sa part, se dit prêt à faire sortir unilatéralement la France des traités en cas d’échec de « son plan A » (une sortie concertée des traités, remplacés par d’autres règles) et à envisager d’autres « coopérations ».

Quelles répercussions une sortie de l’Union européenne aurait-elle sur le numérique et la tech en France ? Tour d’horizon des domaines concernés avec les précisions et explications de Valérie Nicolas, maître de conférences en droit habilitée à mener des recherches, et enseignante du M2 sur le droit des nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre.

La spécialiste, qui souligne l’utilité de raisonner par analogie avec le Brexit car il pose les mêmes problèmes — avec des spécificités différentes –, précise d’emblée : « Il faut bien avoir en tête que si le candidat élu entamait une sortie de l’Union européenne, celle-ci impliquerait un temps de négociation, probablement de deux ans au minimum. La France resterait donc soumise pour quelques mois au moins au Règlement général sur la protection des données qui sera applicable directement à partir du 24 mai 2018, et dont les dispositions clarifient la protection des données personnelles au sein de l’Union européenne. » »

Privacy Shield // Source : DR

Privacy Shield

Entré en vigueur le 1er août 2016, le bouclier de protection sur les données personnelles des citoyens européens transférées aux États-Unis (par de grandes sociétés comme Facebook ou Amazon par exemple), ou Privacy Shield, est censé leur garantir le même degré de protection qu’en droit européen.

Une sortie de la France de l’Union européenne lui ferait perdre, dans le scénario d’une rupture totale, toute les protections offertes par cet accord — même si l’efficacité réelle de celui-ci reste critiquée. Il convient toutefois d’établir quel type de sortie de l’Union européenne serait adopté par le pays en cas de « Frexit ».

Valérie Nicolas précise ainsi :  « La France peut soit rester associée au marché unique du numérique et rester soumise aux règles européennes, soit sortir et devenir un État tiers. Dans cette seconde hypothèse, elle devra adopter ses propres règles de protection des données personnelles. »

La France aurait tout intérêt à faire perdurer le Règlement général sur la protection des données en attendant un accord avec les États-Unis

En supposant qu’elle devienne un État tiers, la France devrait donc négocier un accord bilatéral avec les États-Unis pour garantir la protection des données de ses citoyens. Mais  son isolement hors de toute communauté d’États et le contexte politique actuel risque de compliquer les choses, alors que Donald Trump revient déjà sur l’accord et que le Congrès américain a adopté un projet qui permet aux FAI américains de revendre les données personnelles de leurs abonnés sans leur demander leur accord.

Valérie Nicolas avertit : « Il faudrait faire attention à ce que les principes qui ont gouverné jusque-là restent préservés. Dans ce cas précis, la France aurait tout intérêt à faire perdurer le Règlement général sur la protection des données en attendant la conclusion d’un accord avec les États-Unis. »

À ses yeux, la situation ne relève pas purement d’une question juridique : « On ne serait plus tellement dans le registre du droit mais dans celui de la pression économique avec la politique d’isolement résumée par le slogan ‘America First’. Amazon, Google… ces entreprises dominent le marché, ne sont pas françaises et on connaît leurs intérêts économiques. L’accord ne se ferait pas forcément au détriment de la France mais celle-ci aura sans doute du mal à faire entendre ses raisons. »

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Quel traitement des données personnelles en Europe ?

Mais qu’en serait-il du traitement des données personnelles entre la France et ses voisins européens ? Valérie Nicolas rappelle : « Il ne faut pas perdre de vue que les données personnelles représentent aussi un marché économique juteux, qu’il s’agisse des données clients des entreprises, des données comportementales ou de profilage… Les données brassées au sein de l’Union européenne sont estimées à 1 trillion d’euros jusqu’en 2020. »

Lucide, elle souligne : « Il ne faut pas oublier le principe de réalité : ce n’est pas parce qu’on sort de l’Union européenne qu’on se met soudainement à ignorer les règles qu’on a aidé à édicter. » Là aussi, la forme de la sortie envisagée s’avère cruciale : « Si la France devient un État tiers, un accord bilatéral serait inévitable avec l’UE qui permettrait de faire respecter le principe d’adéquation de la protection française des données avec les standards de protection européens.Tout l’intérêt de la France est de bien réfléchir à l’intérêt de sortir ou pas du marché numérique européen, de ce socle utile de règles communes, comme de conserver des règles similaires ou encore plus protectrices. »

Si la Cnil se retrouve seule, sans le soutien de ses semblables européennes, aura-t-elle les moyens d’imposer un contrôle effectif ?

La France pourrait en effet s’affranchir de ce socle pour édicter des règles encore plus favorables aux consommateurs, tandis qu’un texte déjà en vigueur verrait son poids changer : « La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui renferme les obligations des plateformes et FAI en matière d’obligation transparence et de loyauté, pourrait prendre une valeur bien plus grande. Tous les décrets d’application de la loi seraient à examiner à la loupe pour savoir ce que sont vraiment ces obligations au bénéfice de chaque utilisateur et des consommateurs ».

La question de l’efficacité réelle de ce contrôle par l’autorité nationale de contrôle reste aussi essentielle. « Si la Cnil se retrouve seule, sans le soutien de ses semblables européennes, aura-t-elle les moyens d’imposer un contrôle effectif ? La question de lui permettre des sanctions autres qu’administratives se poserait forcément pour qu’elle puisse faire respecter ses décisions. » souligne Valérie Nicolas, avant d’ajouter : « Toute la question repose autour de la compétence, de l’étendue et de l’efficacité de l’organisme. »

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Roaming au sein de l’Union européenne

Après des années d’une lente progression, la fin du roaming au sein de l’Union est enfin attendue pour le 15 juin 2017. À compter de cette date, les citoyens de l’UE pourront voyager d’un pays à l’autre sans payer de frais supplémentaires lorsqu’ils relèvent leurs emails, utilisent un GPS ou recourent à toute autre activité qui reposent sur les données mobiles, y compris lorsqu’ils envoient des SMS ou passent un coup de téléphone.

En quittant l’Union européenne, la France se priverait toutefois de ce droit durement acquis. On retrouverait donc un système de facturation supplémentaire par les opérateurs lors de chaque déplacement à l’étranger, comme à des forfaits incluant un nombre de Go limités dans les pays de l’Union européenne, à l’instar d’un voyage aux États-Unis ou dans tout autre pays étranger. Le choix sera avant tout politique : satisfaire les opérateurs qui pourront de nouveau pratiquer des tarifs élevés pour le roaming ou les utilisateurs ?

La guerre déjà en cours entre les opérateurs comme Free et SFR sur le domaine de la 4G  pourrait donc s’étendre de nouveau aux frais de roaming en cas de retour en arrière. Un autre système pourrait toutefois être envisagé sachant qu’en Suisse, pays non membre de l’Union européenne, le marché de la téléphonie mobile comporte des forfaits destinés aux travailleurs frontaliers.

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TVA des livres numériques : statu quo

En matière d’eBooks et de législation européenne, la France joue déjà les mauvaises élèves depuis qu’elle a aligné les taux de TVA du livre numérique sur ceux, réduits, du livre papier, soit en passant de 20 % à 5,5 %.

Épinglée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en mars 2015, qui rappelle que les livres numériques n’ont pas droit à une TVA réduite, la France est censée se conformer au droit européen, comme l’explique Valérie Nicolas : « L’arrêt constate une violation par un État membre de ses obligations résultant des traités de l’UE. La CJUE constate et son arrêt impose [à la France] de faire cesser le manquement. […] La cour ne peut pas obliger l’État à agir mais il doit doit réagir sous peine d’être astreint à payer une amende pour ne pas avoir exécuté l’arrêt. Ces astreintes ou amendes sont d’un montant dissuasif et [la France] a tout intérêt à respecter l’arrêt de la Cour. »

En cas de « Frexit », cette menace juridique disparaîtrait, mais la valeur de la TVA sur l’eBook resterait concrètement inchangée puisque la France serait libre de conserver la TVA de son choix.

La restriction du streaming par zone géographique

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Sortir de l’Union européenne ne changerait rien à la situation actuelle de la France en matière de barrières géolocalisées d’accès au contenu numérique (streaming musical ou vidéo, eBooks…) mais la priverait de futurs avantages négociés le 7 février 2017 par la Commission européenne.

Si le texte est confirmé par le Conseil de l’UE et le Parlement européen, l’abolition de ces barrières anachroniques dans un monde mobile — qui empêchent par exemple d’accéder à son compte Netflix français lors d’un séjour en Allemagne — est en effet attendue « d’ici au début de 2018 », les nouvelles règles pouvant être appliquées dans un délai de 9 mois.

En Europe, l’abolition des barrières anachroniques du streaming est attendue dans un délai de 9 mois

L’Union européenne prend un autre exemple concret : « Si un consommateur français s’abonne aux services de distribution en ligne de films et de séries de Canal+, il pourra accéder aux films et séries disponibles en France lorsqu’il part en vacances en Croatie ou en voyage d’affaires au Danemark. »

Les citoyens européens auront alors pleinement accès au marché unique du numérique tandis que la France en profiterait pendant le temps limité qui lui resterait avant de concrétiser sa sortie de l’Union européenne. À moins que les fournisseurs de services en question ne négocient des accords au cas par cas avec les pays concernés — ce qu’ils n’ont aucun intérêt à faire.

Le maintien du droit de rétractation

Le droit de rétractation pour les achats à distance auprès d’un professionnel installé dans l’Union européenne, adopté par un décret de 2014, permet aux plus de 507 millions de consommateurs de l’UE de se rétracter sous 14 jours pour un achat en ligne ou « hors établissement » (pendant un démarchage à domicile par exemple) contre 7 par le passé.

Le droit de rétractation s’applique uniquement sur les ventes conclues avec des professionnels à distance, qu’elles soient réalisées par Internet, correspondance, démarchage ou au téléphone. La législation européenne interdit aussi le pré-cochage de certaines options payantes lors des réservations de billets d’avion ou encore la facturation supplémentaire du paiement par carte bancaire lors d’un achat en ligne.

En cas de rupture consommée avec la communauté européenne, la France reviendrait-elle à la situation antérieure ? Non, et heureusement, comme l’explique Valérie Nicolas : « Une fois que les objectifs d’une directive ont été transposés en droit interne, en l’espèce dans une loi nationale, elle reste applicable jusqu’à sa modification. » En l’occurrence, la loi Hamon restera donc effective, à moins d’être abrogée par le Parlement français.

Sundar Pichai

Sundar Pichai, le PDG de Google.

Source : CC Sam Churchill

Le droit au déréférencement de Google

Instauré en 2014 face à l’insistance de l’Union européenne (et une décision de sa Cour de justice), le droit à l’oubli — ou plus exactement « le droit au déréférencement » comme le précise Valérie Nicolas — permet à tout citoyen européen de demander à Google (ou à son concurrent Bing) la suppression de données personnelles « inappropriées, hors de propos ou qui n’apparaissent plus pertinentes » de son moteur de recherche.

En mars 2016, la Cnil, chargée de la protection des données personnelles en France, a ainsi condamné Google pour son application restrictive de ce droit. L’organisme tente aussi d’obliger l’entreprise américaine à appliquer cette consigne au niveau mondial : à l’heure actuelle, les suppressions ne concernent que les déclinaisons européennes de son moteur de recherche. En clair les résultats supprimés sur Google.fr ou .de, par exemple, restent visibles sur le Google japonais ou américain.

La France se trouverait obligée de renégocier un accord avec Google, qui semble bien plus difficile à obtenir seule qu’avec le poids de tous ses alliés

L’entreprise a toutefois contesté cette demande de la Cnil — que son ancien président trouve lui-même démesurée — invoquant un danger conséquent : « Nous nous conformons au droit des pays où nous sommes en activité. Mais si le droit français s’appliquait au monde entier, combien de temps faudrait-il avant que d’autres pays – peut-être moins ouverts et moins démocratiques – ne commencent à demander que leurs lois qui régulent l’information de la même manière aient une porté globale ? »

Dans le scénario qui nous intéresse, aucun doute n’est permis quant au droit du déréférencement. « Dans le cadre d’un Frexit, Google y échappe dès que la France sort de l’Union européenne, comme il le fait déjà hors de l’UE » affirme Valérie Nicolas. La France se trouverait obligée de renégocier un accord avec Google, qui semble bien plus difficile à obtenir seule qu’avec le poids de tous ses alliés.

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Vers une hausse de prix des produits tech ?

Contrairement au Brexit, une sortie française de l’Union européenne aurait des conséquences bien plus importantes  puisqu’elle impliquerait de changer de monnaie pour abandonner l’euro, alors que le Royaume-Uni n’avait pas ce problème avec sa livre sterling.

Outre-Manche, depuis les résultats du référendum du 23 juin 2016, plusieurs entreprises de la de la tech n’ont pas hésité à augmenter les prix de leurs produits, parfois de manière conséquente. Ainsi, certains produits du fabricant audio Sonos ont connu une hausse de 25 %. Apple, de son côté, a augmenté le prix des apps en vente sur l’App store britannique.

Avec un franc dévalué, on peut donc s’attendre à ce que des entreprises — et pas seulement dans le monde de la tech — augmentent le prix de vente de leurs produits, en s’appuyant sur le modèle britannique.

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