Ajouter quelques louanges dans un paragraphe, en enlever d’autres plus gênants, c’est possible : certaines agences spécialisées dans la réputation des entreprises sur Internet proposent de modifier des pages Wikipédia au bénéfice de leur client. Les administrateurs français ont publié une liste épinglant leurs pratiques.

La pratique n’est pas nouvelle : « Cela fait longtemps que nous savons que les agences de communication sont sur Wikipédia », nous explique Jules, l’un des nombreux bénévoles de l’encyclopédie en ligne. Des « professionnels de la réputation sur Internet » utilisent en effet régulièrement Wikipédia pour transformer les pages concernant leur client en plateformes publicitaires, effaçant les critiques et enjolivant les succès.

Si tout le monde peut modifier à volonté n’importe quelle page Wikipédia, il existe cependant des règles concernant les contributions rémunérées. Depuis 2014, à la suite de l’affaire de Wiki-PR, une agence dont le but était de nettoyer l’image de ces clients ou de salir celle de leurs concurrents, l’encyclopédie en ligne a rendu obligatoire l’identification des comptes rémunérés.

Les contributeurs doivent désormais impérativement préciser qu’ils sont payés, le nom de leur client, le nom de l’entreprise qui leur verse le salaire, et la nature de leur modification ou ajout. Le problème, c’est que les agences ne le font pas toujours, rendant ainsi le travail des administrateurs du site plus difficile.

Ce qui est nouveau, c’est que ces mêmes bénévoles ont réussi à identifier plus de 80 comptes modificateurs, rémunérés pour embellir les articles Wikipédia de grosses entreprises françaises, et à les bannir. Ces comptes non déclarés sont liés à des agences françaises, explique Jules, qui est également administrateur, et ont l’habitude de recourir à « des mensonges patents, des ajouts promotionnels, etc. ».

80 comptes et 200 articles concernés

Dans un bulletin publié le 27 mai sur le site, qui a été repéré en premier par William Audureau, journaliste au Monde, Jules explique avoir commencé à compiler la liste de ces comptes il y a deux mois, après avoir été alerté par un autre contributeur Wikipédia.

Aidé d’un autre administrateur, surnommé 0x010C, ils se sont fait passer pour de potentiels clients et ont contacté plusieurs agences de communication, qui affichaient clairement mention sur leur site de modifier les pages de l’encyclopédie au profit de leur clientèle. « Au total, nous avons appelé une dizaine d’agences en leur demandant de créer une page pour une entreprise », nous explique Jules au téléphone. Leur prix ? « Entre 1000 et 5000 euros, alors que la boîte en question est vraiment minuscule ». En parlant avec ces agences, Jules et 0x010C se sont rapidement rendu compte qu’elles maîtrisaient parfaitement les règles et le fonctionnement de Wikipédia : « Elles savaient que c’était trop flagrant de supprimer des passages entiers de textes gênants pour leurs clients, qu’il valait mieux les noyer au milieu d’exemples positifs », détaille Jules. Ce n’est donc pas par méconnaissance ou par oubli que les agences n’ont pas déclaré leurs contributions rémunérées, mais bien par volonté de passer sous le radar.

Une fois en relation avec les agences, Jules et 0x010C ont demandé à voir des exemples de pages déjà rédigées par leurs soins. À partir de là, Jules explique avoir « passé plusieurs semaines à fouiller les historiques de centaines d’articles, découvrant parfois des dizaines de comptes [non déclarés] pour une seule agence », certains se faisant même « volontairement passer pour des bénévoles ». La vérification des adresses IP de ces comptes a permis de confirmer techniquement leur attachement à des agences, dont les noms ont été compilés dans une liste, publiée sur Wikipédia. Jules explique avoir trouvé en tout plus de 200 articles modifiés par eux.

Un exemple de balise Wikipédia, prévenant les lecteurs que la page peut avoir été modifiée contre rémunération // Source : Capture d'écran Numerama / Wikipédia

Un exemple de balise Wikipédia, prévenant les lecteurs que la page peut avoir été modifiée contre rémunération

Source : Capture d'écran Numerama / Wikipédia

Trois entreprises, que Numerama a contactées, sont principalement visées dans cette liste : Reputation Squad, Net-Wash, et BCW.

Philippe Pailliart, le CEO France de BCW, s’est dit « très surpris » des comptes qui leur ont été attribués, mais reconnaît cependant que « pour un très faible nombre d’entre eux, il s’agit bien de comptes liés à l’agence ». Il déclare également, par « souci de totale transparence », que l’agence « s’engage à ne plus apporter de contributions sur les pages Wikipédia ».

L’agence d’e-Réputation Net-Wash, de son côté, était d’accord pour s’expliquer avec nous, à condition que notre article « obtienne son accord avant publication, sous contrôle de leur avocat ». Nous n’avons bien évidemment pas donné suite.

Le cas Reputation Squad

Enfin, Reputation Squad ne nous a pas répondu. L’entreprise est pourtant bien connue des administrateurs Wikipédia. En 2014, elle avait déjà fait parler d’elle en modifiant la page de Findus, qui était alors son client, afin de cacher des informations « gênantes ».

Les administrateurs de l’encyclopédie avaient déjà à l’époque pu confirmer que les comptes modificateurs étaient liés à Reputation Squad. Les pratiques de l’agence n’ont pas changé : « C’est l’agence pour laquelle nous avons fait le plus de liens avec les comptes modificateurs et les clients », confirme Jules. L’entreprise lui avait même confié, quand il l’avait contacté en tant que potentiel client, avoir développé en interne un outil de surveillance, qui leur permettrait de garder constamment un œil sur une cinquantaine de pages Wikipedia.

L’activité de Reputation Squad sur Wikipédia est équivoque. La suppression d’informations gênantes est très courante, que ce soit pour des licenciements polémiques chez Nintendo en 2016, pour une amende de 10 millions d’euros reçue par la BNP Paribas Cardif en 2014 pour avoir tardé à verser des assurances vies, ou encore sur l’activité lobbying de Veolia, pour qui deux paragraphes sur son influence à l’Assemblée nationale et auprès des Institutions européennes ont été effacés.

C’est également le cas pour Quantic Dreams, le studio de jeu vidéo français récemment condamné aux Prud’hommes, et pour qui Reputation Squad a procédé à «noyage (sic) des infos critiques dans des milliers d’octets».

Les autres agences ne sont cependant pas en reste : ajouts promotionnels sur la page de l’homme d’affaires libanais Iskandar Safa pour BCW, création de la page du « spécialiste de l’action humanitaire » Hervé Dubois ou encore des « suppressions d’informations sourcées gênantes », selon les administrateurs, sur la page du Togo pour Net-Wash.

Des modifications toujours affichées

Bien qu’une grande partie de ces comptes ait d’ores et déjà été bloquée par les administrateurs de Wikipedia, les ajouts publicitaires sont encore visibles et les suppressions de contenus gênants toujours actives. « Il y a trop de choses à faire, on n’a pas eu le temps de s’en charger pour l’instant », explique Jules. « Le but de mon article était aussi de présenter ces cas à la communauté de bénévoles, pour qu’ils viennent nous aider à vérifier les articles un par un ». Jules rappelle également que tous les articles ayant été modifiés à des buts publicitaires sont encore loin d’avoir été répertoriés. « Nous avons mis en place des balises, qui nous alertent des comportements les plus suspicieux, mais les agences savent être subtiles maintenant ». Dès qu’un article ne cite pas assez de sources, ou que des termes très mélioratifs sont utilisés, il ne faut pas hésiter à avertir les administrateurs.


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