Pour la Cour européenne des droits de l’homme, il n’est pas interdit pour un employeur de surveiller les communications électroniques de son personnel. Mais cela doit se faire dans un cadre extrêmement précis et délimité.

Une entreprise peut-elle surveiller la boîte mail professionnelle de ses salariés ? Oui, mais à condition de les avoir prévenus et d’avoir respecté plusieurs conditions très précises. La Cour européenne des droits de l’homme a en effet tranché. Un employeur ne peut pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sur le lieu de travail. « Le respect de la vie privée et de la confidentialité des communications continue à s’imposer, même si ces dernières peuvent être limitées dans la mesure du nécessaire », observe-t-elle.

Tel est l’un des enseignements que les juridictions nationales du Conseil de l’Europe vont devoir prendre en compte dorénavant, l’arrêt B?rbulescu c. Roumanie rendu ce mardi 5 septembre par la Cour, dans sa formation spéciale de Grande Chambre, étant définitif.

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Dans cette affaire, une entreprise avait invité un ingénieur roumain responsable des ventes à ouvrir un compte Yahoo Messenger pour répondre aux questions des clients. Or, il s’avère que l’intéressé s’est aussi servi de cette boîte pour des échanges privés, avec son frère et sa fiancée, parfois sur des sujets intimes, et cela malgré la diffusion préalable d’une note prévenant les employés sur l’existence d’une surveillance.

Accusé par son employeur d’avoir violé le règlement intérieur, qui interdisait l’usage des ressources professionnelles à des fins personnelles, l’ingénieur a d’abord nié avant que ses supérieurs ne lui présentent la transcription, sur 45 pages, des mails privés échangés du 5 au 12 juillet 2007. Son licenciement fut prononcé le 1er août 2007. De là s’est alors engagée une longue bataille juridique.

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CC barnyz

Mécontent des décisions rendues par le tribunal départemental de Bucarest puis par la cour d’appel, l’ingénieur, Bogdan Mihai B?rbulescu, s’est alors tourné vers la Cour européenne des droits de l’homme en construisant sa défense autour de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui traite du droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance.

Mais au grand dam des défenseurs des droits individuels, la quatrième section de la Cour a validé le licenciement du salarié.

Par six voix contre une, elle a estimé qu’il n’y avait pas d’infraction de l’article 8 et que les juridictions roumaines avaient ménagé un juste équilibre entre les deux parties. La CEDH déclarait alors « qu’il n’est pas déraisonnable pour un employeur de vouloir vérifier que des employés réalisent leurs tâches professionnelles pendant les heures de travail ». C’était le 12 janvier 2016.

Conditions à remplir pour surveiller

Décidé à ne pas en rester là, le plaignant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (demande qui est acceptée dans des cas exceptionnels, rappelle la CEDH ; c’est son collège qui détermine s’il y a lieu ou non de renvoyer pour un nouvel examen). Une insistance qui a payé, puisque l’arrêt rendu mardi 5 septembre vient sécuriser un peu plus les droits des employés.

En effet, si l’arrêt de Grande Chambre de la CEDH n’interdit pas la possibilité pour un employeur de surveiller les communications électroniques de ses salariés, il fixe un cadre strict que les juridictions nationales devront prendre en compte pour les cas de figure similaires qui se présenteraient à elles. Les facteurs à prendre en compte sont au nombre de sept :

  • L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance de sa correspondance et de ses autres communications ainsi que de la mise en place de telles mesures ?
  • Quels ont été l’étendue de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ?
  • L’employeur a-t-il avancé des motifs légitimes pour justifier la surveillance de ces communications et l’accès à leur contenu même ?
  • Aurait-il été possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs que l’accès direct au contenu des communications de l’employé ?
  • Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet ? De quelle manière l’employeur a-t-il utilisé les résultats de la mesure de surveillance, et, notamment, ces résultats ont-ils été utilisés pour atteindre le but déclaré de la mesure ?
  • L’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur avaient un caractère intrusif ?
  • Les autorités internes devraient veiller à ce que les employés dont les communications ont été surveillées puissent bénéficier d’une voie de recours devant un organe juridictionnel ayant compétence pour statuer, du moins en substance, sur le respect des critères énoncés ci-dessus ainsi que sur la licéité des mesures contestées.

Remontrances à la justice roumaine

Si la Grande Chambre corrige la lecture juridique de la quatrième section, elle en profite aussi pour adresser des remontrances aux juridictions roumaines, qui « n’ont pas vérifié si M. B?rbulescu avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications soient surveillées » ni « tenu compte du fait qu’il n’avait été informé ni de la nature ni de l’étendue de cette surveillance, ni du degré d’intrusion dans sa vie privée et sa correspondance ».

Dans son arrêt, la Grande Chambre estime ainsi « sujette à caution la conclusion de la cour d’appel selon laquelle un juste équilibre entre les intérêts en jeu aurait été ménagé. Ce constat paraît plutôt formel et théorique. En effet, la cour d’appel n’a pas expliqué quelles étaient les raisons concrètes, découlant de la situation spécifique du requérant et de son employeur, qui lui permettaient d’aboutir à ce constat ». En clair, la position de la cour d’appel n’était pas motivée.

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CC Statmanharris

La Grande Chambre ajoute par ailleurs qu’aucune des deux instances roumaines n’a pointé véritablement l’obligation qu’a l’employeur de chercher s’il existe des voies moins intrusives pour aboutir à la finalité recherchée, à savoir l’interdiction d’utiliser des ressources professionnelles à des fins personnelles : « ni le tribunal départemental ni la cour d’appel n’ont examiné de manière suffisante la question de savoir si le but poursuivi par l’employeur aurait pu être atteint par des méthodes moins intrusives que l’accès au contenu même des communications du requérant ».

La conclusion est claire : « les autorités nationales n’ont pas correctement protégé le droit de M. B?rbulescu au respect de sa vie privée et de sa correspondance. Les autorités n’ont donc pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu ». Voilà qui devrait nourrir la réflexion des juridictions des 47 États du Conseil de l’Europe. Mais aussi celle des sociétés qui voudraient un peu trop resserrer la vis de la surveillance.

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