Cette fois c’est sûr, c’est le krach boursier. Toutes les places financières mondiales cèdent à la panique, et le pouvoir politique semble incapable de rétablir la confiance. Mais plus qu’une crise purement financière, c’est toute une économie virtuelle et immatérielle qui est touchée, durablement. Numerama tente d’expliquer pourquoi le dogme de la propriété intellectuelle accentué dans les années 1990 n’est pas étranger à cette crise, et pourquoi la solution se trouve en partie dans un rééquilibrage des brevets et des droits d’auteur.

(Mis à jour à 19h45 pour corriger une confusion coupable entre Newton et Edison)

Juste avant que la crise financière ne se déclare, fin septembre, nous avions publié un article passé relativement inaperçu sur le problème pourtant bien réel de l’excès de brevets, qui n’est pas tout à fait étranger à la crise économique et financière que traversent les états industriels. Nous expliquions en effet que la structure économique des pays qui ont fait de la propriété intellectuelle leur nouveau pétrole est biaisée par la conviction forte mais erronée que le brevet est synonyme de progrès technologique et de croissance économique.

Comme la spéculation financière, la propriété intellectuelle est exclusivement virtuelle. Contrairement aux lingots d’or elle ne peut pas se saisir dans la main. La propriété intellectuelle est une pure invention de l’esprit qui n’est matérialisée que par des lois et par des bouts de papier imprimés par les administrations. Exactement comme les lignes d’un extrait de compte ou d’un relevé d’actions en bourse ne sont que virtuelles. Ca ne veut pas dire que l’argent virtuel ou la propriété intellectuelle ne sont pas nécessaires ou légitimes. Mais ça implique la nécessité absolue des Etats de veiller en permanence à l’équilibre du système par des mécanismes de régulation performants.

Or on le sait, la crise financière s’est déclenchée en grande partie par l’effet d’une très forte libéralisation, qui a considérablement déséquilibré le rapport entre l’économie réelle et l’économie virtuelle. La seconde n’étant plus au service de la première, mais à son propre service. La propriété intellectuelle dans toute son immatérialité a quant à elle servi d’alibi et s’est mise au service de l’économie virtuelle. Les titres de propriété intellectuelle sont devenus une monnaie d’échange.

Une explosion injustifiée du nombre de brevets accordés

Les brevets nourrissent en effet la bulle financière puisqu’ils sont valorisés sous forme de capital immatériel dans les bilans comptables des entreprises, qui servent de base pour évaluer la valeur d’un titre sur le marché. Plus une entreprise détient de brevets, plus elle donne l’illusion aux actionnaires d’avoir une assise, un actif à valoriser sur le marché. Les banques, y compris les organismes de financement public, prêtent bien plus volontiers leur argent (réel ou virtuel) aux entreprises qui peuvent présenter un ou plusieurs brevets comme garantie. Une course aux brevets s’est donc mise en route, avec des valorisations capitalistiques totalement irréalistes d’entreprises rachetées seulement pour leur portefeuille de brevets. De plus en plus de sociétés d’investissement (des « patent trolls ») se sont même créées ces dernières années uniquement dans le but d’acheter et de revendre des brevets, sans activité inventive propre, en poursuivant en justice ceux qui ne payent pas les licences d’exploitation des brevets de leur portefeuille.

Selon les statistiques officielles de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle qui les recense depuis 1985, le nombre de demandes de brevets qui était resté stable dans les années 1980 et 1990, autour d’un million de demandes par an, a explosé à l’approche des années 2000 jusqu’à atteindre 1,76 million de dépôts en 2006. Le nombre de titres effectivement délivrés a lui progressé plus vite encore, passant de moins de 400.000 brevets délivrés par an dans les années 1985-1995 à 727.000 titres octroyés il y a deux ans. Les chiffres officiels pour les années 2007 et 2008 ne sont pas encore disponibles, mais ils seront encore à la hausse.

La faute à un système qui n’est plus régulé, qui n’a plus d’objectif d’équilibre et de progrès social en tête. Parce que les Etats ont intérêt à enrichir leurs entreprises, même fictivement, les brevets sont octroyés après des filtres de plus en plus laxistes. L’innovation réelle n’est plus une condition incontournable à l’obtention d’un brevet. Apple vient ainsi par exemple d’obtenir au bout de dix ans un brevet d’invention sur le Dock, sa barre d’icônes bien connue des amateurs de Mac OS… qu’elle n’a jamais inventée. La société Stardock, qui produit elle-même des sortes de « docks » depuis 1994, explique très bien dans un résumé historique que les docks sont apparus avant-même le système NeXT, au début des années 1980, et qu’elle n’avait fait que s’inspirer alors de ce qui existait déjà, inspirant à son tour des sociétés comme Apple qui l’ont imité et ont amélioré le concept d’années en années. Si un brevet avait été octroyé et respecté pendant ces années, les améliorations et les inspirations auraient été coupées en plein vol.

Le génial inventeur Newton avait eu au 18ème siècle une phrase célèbre pour illustrer la chaîne vertueuse des innovations : « Si j’ai vu plus loin que les autres, c’est parce que j’ai été porté par des épaules de géants« .

Si Newton était né aujourd’hui, les géants l’auraient piétiner avant qu’il puisse inventer.

Au 20ème siècle est arrivé le non moins génial Edison, un coriace défenseur de sa propriété intellectuelle au point que les premières industries du cinéma se sont réfugiées très loin sur la côte ouest des Etats-Unis, à Hollywood, pour fuire les inspecteurs d’Edison qui voulait contrôler l’exploitation du cinématographe… ironie de l’histoire.

Les brevets, qui servent l’économie virtuelle, vont à l’encontre de l’économie réelle lorsqu’ils protègent de fausses inventions et dissuadent les entrepreneurs d’inventer, par crainte des représailles judiciaires ou des coûts financiers de la protection de leur invention. Ils servent les grandes entreprises qui profitent de la spéculation mais desservent les petites. Or pour qu’une forêt de grands arbres apparaisse, il faut que des petites pousses puissent grandir.

Le droit d’auteur dans la tourmente

Le droit d’auteur n’est pas en reste. Lui aussi, autre volet de la propriété intellectuelle, est totalement fictif. Il repose sur l’idée abstraite que l’on peut poser son drapeau sur une œuvre immatérielle comme sur un lopin de terre que les colons souhaitaient s’approprier. Jusqu’au 21ème siècle, les lois étaient édictées pour délimiter les parcelles et les tribunaux étaient là pour empêcher que l’on franchisse les clôtures. Dans l’ère numérique, les parcelles sont remplacées par des contrats de licence et les tribunaux par des mécanismes de contrôle informatique (les DRM). Les droits de propriété littéraire et artistique deviennent de nouveaux territoires à conquérir, de nouveaux actifs à faire valoir dans les bilans financiers et auprès des banques.

Mieux que les brevets qu’il faut déposer, obtenir et payer, les droits d’auteur sont octroyés d’office et gratuitement, dès la création d’une œuvre et même jusqu’après la mort de l’auteur alors que le brevet vit tout au plus 20 ans. Il n’y a plus aucun filtre, plus aucune régulation, plus aucun équilibre. La valeur de la propriété intellectuelle est largement surévaluée.

L’industrie du disque qui l’a compris la première tente vainement depuis 10 ans d’empêcher la maison de brûler en chassant les millions d’internautes qui franchissent son lopin de terre en se fichant royalement des barrières. La croyance quasi religieuse qu’il sera un jour possible de matérialiser l’immatériel pour en faire le pétrole du 21ème siècle va s’écrouler comme le cours du CAC 40.

C’est alors une nouvelle économie qu’il faudra inventer, avec un équilibre nouveau à trouver.


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