Le réseau « Entreprises et média » qui réunit des cadres de la communication de grands groupes organisait le jeudi 8 octobre au siège de Bouygues un atelier sur la transformation culturelle du travail par le numérique. La « digitalisation ». Une occasion de voir qu’en 2015, la vision n’a pas beaucoup évolué chez les entreprises nées avant internet. Récit.

Indéniablement, les grandes entreprises sont très en avance sur les start-ups. Pas sur le plan de l’innovation technologique, bien-sûr. Mais au moins pour ce qui est de la parité hommes/femmes. Il faut en effet saluer la grande majorité de femmes qui étaient présentes le jeudi 8 octobre dernier à l’atelier organisé chez Bouygues par le réseau « Entreprises et media », dont le thème était : « La transformation digitale peut-elle ré-enchanter le travail ? ».

Preuve que ce réseau de « Dircoms » (le mot qui fait bien pour désigner les « directeurs et directrices de la Communication » ) de grands groupes français ou internationaux, composé d’une majorité de femmes, ressent toutefois le besoin de se rapprocher du monde de la tech qui lui est encore trop étranger.

Mais il faut déjà savoir de quoi on parle. « Digital », c’est un peu vague. Cette réunion entre pontes de la comm’ avait dans les faits tous les défauts d’une mauvaise dissertation de philosophie. Bien appliquée, où l’on réfléchit bien… mais sans vraiment savoir à quoi ni pourquoi.

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Le cloud computing rend heureux

Immanquablement, quand la définition du sujet proposé fait défaut, elle se conclut en l’espèce sur « la culture » ou « le digital ». En est ressortie une forme de malaise, un manque d’ambition et de compréhension globale de ce fameux « digital », malgré des efforts certains. Plutôt que de prendre pour acquis la volonté de « transformation digitale », il aurait fallu commencer par savoir si les grandes entreprises en sont capables.

Numérique ou pas, on imagine mal Bouygues ou Natixis faire une « révolution », et encore moins la préparer dans de sages réunions de dircoms du CAC40, à grands renforts d’études statistiques, de chiffres et de graphiques.

De nouveaux clivages

C’est d’ailleurs ce qui ressortait de ces études, de ces chiffres et de ces graphiques (interdiction formelle d’en prendre des photos) présentés par Antoine Solom, directeur international d’IPSOS. Le rapport à l’informatique n’est plus tant déterminé par l’âge que par le domaine d’activité, public ou privé, et par la hiérarchie.

Pour résumer, les chefs d’entreprises sont plus connectés que leurs salariés, eux-mêmes plus à l’aise avec les technologies que les fonctionnaires d’État. Mais tous en subissent les effets négatifs : les top managers, mieux équipés pour le BYOD (Bring Your Own Devices), peinent à maintenir un bon équilibre entre vie privée et vie professionnelle, tandis que les fonctionnaires constatent un retard dans leur administration, et sont démotivés au travail.

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Digitalisons le monde

Le constat est certainement juste en général, mais il en appelle trop à des comparaisons avec un « monde d’avant ». Le fait de devoir préciser qu’on peut utiliser son smartphone pour un usage professionnel, qu’on peut se connecter à sa session Google privée pour communiquer avec ses collègues, qu’on puisse travailler chez soi ou garder un oeil sur Facebook pendant les heures de bureau, cela va de soi pour une génération née avec l’internet, qui n’a jamais connu les pointages le matin ni les réseaux internes sécurisés.

Pour en avoir fait l’expérience aux Services Financiers Spécialisés de Natixis, j’ai pu mesurer toute la lourdeur des « process » (sic), de la vérification de clé USB, de la réactivation manuelle des identifiants inactifs depuis plus d’un an, des bugs du système de messagerie interne…

Une transformation culturelle

Plus encore que le retard technologique, somme toute assez facile à rattraper, les grandes entreprises ont un retard dans leur conception du travail, et c’est leur principale différence avec les start-ups.

A Natixis comme dans probablement beaucoup d’entreprises similaires, c’est le plus souvent la hiérarchie qui a raison lorsqu’un manager vous reproche de ne pas avoir fait le travail, parce qu’il ne sait pas qu’un document Excel peut avoir plusieurs onglets. Dans une entreprise mois engoncée dans de vieux réflexes, on se partage plus volontiers une Google Sheet qui permet de tout expliquer en direct, démonstration à l’appui. L’important est moins d’avoir beaucoup de chiffres que d’être capable de les synthétiser et les présenter clairement. La comparaison ne vise évidemment pas à critiquer les grandes entreprises, mais elle témoigne de certaines lourdeurs qui ralentissent la transformation numérique de grands groupes français.

Chef de projet transformation digitale, un métier, une passion

Chef de projet transformation digitale,
un métier, une passion

D’autres réflexes sont aussi profondément ancrés, comme le rapport au temps. « Le temps du web n’est pas celui des entreprises »,  a justement souligné François Guillot, de l’agence Angie+1. En effet, pour des employés formés depuis toujours à faire valider a priori toutes leurs créations, il n’est pas facile de comprendre que sur le net, la modération a posteriori l’a emporté, parce que le temps s’y est accéléré et que la législation s’y est assouplie.

C’est particulièrement vrai en communication : souvent une communication de crise ne peut être efficace que si elle est très rapide, il n’y a plus le temps pour les validations et les corrections juridiques et hiérarchiques. Le rapport à l’espace a lui aussi évolué. La mobilité, le télétravail, le freelancing sont devenus naturels partout, hormis chez les mammouths de l’industrie, des services et de la consommation.

Rapport au temps, rapport à l’espace, même le rapport à soi a changé. Force était à François Guillot de le noter : on ne contrôle plus son identité numérique. Dans la salle presque tous les Dircoms devaient avoir une page Facebook ou un compte Twitter, mais combien en maîtrisaient réellement les codes ? On peut les refuser, pour préserver sa vie privée. Mais les accepter, c’est accepter de s’exposer, de ne pas avoir prise sur tout, c’est se permettre l’erreur et la découverte. Cette réunion n’appelait à rien moins que changer de paradigme pour mieux accepter l’erreur, mieux comprendre que le savoir n’est plus absolu, mieux exploiter la sérendipité.

Manque d’appréhension globale

C’est une remise en cause totale, évidemment très difficile, mais nécessaire. Et elle doit commencer par les communicants, « qui doivent être exemplaires en matière d’adoption digitale » a souligné Pierre Auberger, directeur de la communication corporate à Bouygues SA. Les résistances ne viennent pas toujours des personnes : la structure même de la plupart des grandes entreprises n’est pas adaptée.

Le fonctionnement en silo implique des retards de validation, des heurts entre différents services. Beaucoup de distinctions n’ont plus de sens : à l’heure des réseaux sociaux, quand une nouvelle peut fuiter en quelques minutes, comment distinguer communication interne et communication externe ?

Le lean, ça vous gagne

Le lean, ça vous gagne

Naturellement de beaux efforts sont faits. Bouygues a cessé il y a peu la diffusion de ses trois cent journaux internes, pour tous les regrouper sur un espace numérique. TF1 a lancé son incubateur, en partenariat avec les pure players Melty, Visibrain et Recommerce. Bouygues Constructions n’utilise plus que des maquettes numériques en 3D pour ses projets. L’entreprise collabore d’ailleurs avec l’école d’informatique Epitech pour organiser des hackatons sur le thème des drones ou de la domotique.

Mais ces efforts restent souvent très limités à un service ou à un groupe de personnes motivées. Il leur manque encore la vision d’ensemble, naturelle dans ces entreprises nées dans et avec l’informatique, et les réflexes, la maîtrise des codes du numérique. KraftFoods, 3Suisses, EDF, JCDecaux, Danone, Bouygues ont adopté le numérique, quand Amazon, Google, RueDuCommerce, Melty ou Reddit sont nés par et avec l’information numérique.

Agir

À la fin de la réunion, j’ai compris pourquoi « le digital » dont le mot plait tant n’avait pas été défini. Pour les grandes entreprises, cela se limite encore trop souvent à la gestion électronique des processus RH, à un e-learning, voire pour les plus avancés à la mise en place d’un réseau social d’entreprise. Dès lors, il n’était plus étonnant d’entendre le directeur international d’Ipsos annoncer que « le digital, c’est un peu un des sujets du moment ».

« Il y a vingt ans, ai-je appris, c’était l’entreprise qui était à la pointe de la technologie. Maintenant c’est la vie privée ». Ce n’est pourtant pas l’impression que j’ai quand je finis des articles au bureau, avec des drones qui font des backflips au-dessus de ma tête. Finalement, c’est peut-être cela la principale différence entre grandes entreprises et start-ups : les unes pensent, pendant que les autres font.

Il y a vingt ans, ai-je appris, c’était l’entreprise qui était à la pointe de la technologie. Maintenant c’est la vie privée

 


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