Il y a des personnes dont chaque intervention publique mérite qu’on s’arrête un moment, dans le flux d’information.
Je pense qu’en 2025, Demis Hassabis en fait partie – et il sera en haut de la liste en 2026.
D’ailleurs, si vous n’avez que peu de temps à consacrer à la tech aujourd’hui, quittez cet article et allez simplement écouter le dernier podcast où il évoque l’IA et son avenir. Le cofondateur de DeepMind, racheté par Google en 2014, a cette rare capacité à parler d’intelligence artificielle sans tomber ni dans l’évangélisme béat, ni dans le catastrophisme paralysant. Une masterclass de clarté et de profondeur, loin de la bouillie pseudo-intellectuelle des plateaux TV ou de l’Assemblée Nationale.
Ici, on est loin des petites questions du quotidien, genre « est-ce que ChatGPT va me piquer mon job » : il s’agit de vraies interrogations structurelles sur ce que nous sommes en train de vivre. Et chaque phrase donne le vertige.
Si vous êtes encore là, et pas sur YouTube, laissez-moi vous raconter les passages qui m’ont le plus marqués : ils commencent au moment où la discussion prend une tournure plus philosophique, c’est-à-dire au deux tiers de la vidéo.
La transformation profonde de l’humanité
Hassabis maintient une position qu’il défend depuis longtemps : l’IA est surévaluée à court terme et sous-évaluée à long terme. En 2025, avec le buzz permanent autour de chaque nouveau modèle, cette affirmation peut sembler contre-intuitive. Mais il nuance immédiatement : oui, il y a des bulles dans l’écosystème IA. Des startups qui lèvent à des valorisations de dizaines de milliards sans même avoir démarré, c’est clairement du délire spéculatif. On l’a vu avec Internet, on l’a vu avec le mobile, on le revoit avec l’IA – pas besoin de moi ou de lui pour le savoir.


Ce qui est plus intéressant, c’est qu’il ne s’arrête pas à ce constat facile. Pour lui, ces excès sont presque inévitables quand une technologie est aussi profondément transformative. Et il insiste sur ce point : l’IA est probablement la plus profonde de toutes ces révolutions technologiques. Pas « importante », pas « significative » — profonde. Le mot est fort. Cette profondeur, Hassabis la met en perspective avec ses lectures récentes sur la Révolution industrielle. Le parallèle est évident : toute la société a dû s’adapter, sur un siècle, pour donner naissance au monde moderne. Sauf que cette fois, prévient-il, « l’impact sera dix fois plus important et se produira dix fois plus vite ». Une décennie, pas un siècle. Nous serions donc en train de vivre, en tant que société, quelque chose d’une ampleur comparable à la mécanisation de l’humanité.
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Et c’est là que ça devient vraiment intéressant. Quand Fry le questionne sur les systèmes économiques post-AGI, autrement dit, au moment où nous aurons conçu une IA vraiment généraliste, Hassabis ne se réfugie pas dans les réponses toutes faites. Oui, il évoque le revenu universel de base qui semble avoir disparu du discours politique avec Benoît Hamon, mais il précise immédiatement que ce n’est probablement pas la solution complète. Il imagine des systèmes radicalement différents, peut-être des formes de démocratie directe où l’on voterait avec des « crédits » pour ce qu’on souhaite voir se réaliser au niveau local. C’est vague, il le reconnaît, mais l’honnêteté de la démarche est rafraîchissante : personne n’a vraiment les réponses et tout est en train de se construire.
Hassabis en profite pour remettre l’un des enjeux les plus importants de l’Humanité sur la table : si la fusion nucléaire est résolue, nous entrons dans une ère d’énergie abondante et gratuite, celle de la post-rareté. À celle-là, Musk oppose l’abondance soutenable, qu’il imagine en moissonnant l’énergie du Soleil, mais le résultat est le même. Dans ce contexte, que devient l’argent ? Et surtout, que devient le sens de nos vies si beaucoup d’entre nous tirent leur raison d’être de leur travail et de leur capacité à subvenir aux besoins de leur famille ? Hassabis bascule là où peu de technologues osent s’aventurer : les questions économiques deviennent des questions philosophiques. Et il n’a pas tort, car ces questions, qui font peur, sont les plus importantes – notre primordial souci, pour reprendre la formule de René Char.

L’univers est-il calculable ?
C’est peut-être le dernier axe de discussion qui m’a le plus fasciné, parce qu’il touche à des questions que je ne m’attendais pas à entendre dans une conversation sur l’IA – entre les piliers de comptoir en conférence et les vendeurs de SaaS sur LinkedIn, on n’est plus habitués. Fry, décidément excellente, pousse Hassabis au-delà de l’AGI, vers l’ASI (Intelligence Artificielle Superintelligente). La question est, pour le moment, métaphysique : existe-t-il des choses que les humains peuvent accomplir et que les machines ne pourront jamais faire ?
La réponse d’Hassabis est un détour par les machines de Turing, son sujet de prédilection. Si nous construisons une AGI et l’utilisons comme simulation de l’esprit humain, nous pourrons enfin comparer et identifier les différences. C’est une approche scientifique élégante : construire pour comprendre. Mais la vraie question sous-jacente, c’est celle des limites de la calculabilité. Qu’est-ce qu’une machine de Turing peut et ne peut pas faire ?
Ses amis spécialistes de l’informatique quantique lui répondent qu’il y a des limites et qu’on a besoin de calculateurs quantiques pour modéliser des systèmes quantiques. Hassabis n’en est pas convaincu. Il se demande si Roger Penrose, mathématicien et philosophe des sciences, a raison. Le Britannique suggère des effets quantiques dans le cerveau liés à la conscience — et si c’est le cas, alors les machines classiques n’auront jamais accès à cet état. Mais peut-être que non, en tout cas, la science n’en sait rien. Peut-être que tout dans l’univers est calculable et qu’une machine de Turing peut, en théorie, tout modéliser.
C’est ici que la conversation bascule vraiment dans le vertige. Fry lui demande : est-ce que tout ce que nous percevons — la chaleur des lumières sur notre visage, le bourdonnement d’une machine, la sensation du bureau sous nos mains — pourrait être répliqué par un ordinateur classique ? Hassabis répond par l’affirmative : « Nobody’s found anything in the Universe that is not computable… so far ». Laissez redescendre cette phrase, comme une expiration pendant le yoga de décontraction, qu’elle puisse être soupesée.
Pourquoi dit-il cela ? Toutes ces sensations entrent dans notre appareil sensoriel sous forme d’information – nous sommes, à bien des égards, des systèmes de traitement de l’information complexes. C’est ce qu’est la biologie. Mais on peut aller plus loin en l’écoutant : Hassabis aime rappeler qu’il étudie des théories physiques où l’information, et non l’énergie ou la matière, serait l’unité fondamentale de l’univers.
Ce que ça veut dire pour vous
Voilà pourquoi il faut écouter parler Demis Hassabis. Parce qu’en moins de d’une heure, il vous emmène de la bulle spéculative des startups IA jusqu’à la nature fondamentale de la réalité, en passant par la refonte totale de nos systèmes économiques et les risques existentiels d’agents autonomes. Et il le fait avec une clarté qui ne sacrifie jamais la profondeur à la simplicité.
Ce qui me frappe, après avoir écouté cette conversation, c’est à quel point nous sommes collectivement mal préparés à ce qui arrive. Pas techniquement — les chercheurs comme Hassabis savent ce qu’ils font. Mais intellectuellement, philosophiquement, politiquement. Nous continuons à débattre de l’IA comme s’il s’agissait d’un outil de productivité amélioré, alors que les personnes qui la construisent discutent ouvertement de la refonte de nos systèmes économiques et de la nature de la conscience. Et ça, c’est quand on parle de l’IA – la plupart du temps, c’est à faire rentrer aux forceps entre un nouveau délire sur le voile, un budget impossible à voter ou la dernière lubie du gouvernement (aujourd’hui : les réseaux sociaux).

Il y a quelque chose d’à la fois exaltant et terrifiant dans cette asymétrie. D’un côté, les bâtisseurs de ces technologies qui réfléchissent déjà à l’après-capitalisme et à la démocratie post-rareté. De l’autre, nos institutions qui peinent à faire tomber une fake news annonçant un coup d’État en France. Entre les deux, nous, qui essayons de comprendre si tout ça est réel ou si c’est juste le énième cycle de hype technologique. Si Hassabis, qui pense que c’est réel, a ne serait-ce qu’à moitié raison, nous ne sommes pas en train de vivre une simple évolution technologique. Nous sommes en train de vivre une mutation de l’espèce — par procuration, certes, mais une mutation quand même. Et même la version la plus épurée de cette mutation devrait toutes et tous nous interroger.
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