L’espace est devenu un enjeu stratégique fort. À l’avenir, il pourrait être le nouveau théâtre d’opérations potentiellement conflictuelles. Pour The Conversation, la doctorante Chloé Duffort explore le cadre juridique qui pourrait alors s’appliquer.

Pourquoi s’interroger sur la pertinence de l’application du droit de la guerre dans l’espace ? Pourquoi envisager d’appliquer un droit qui a été écrit pour protéger, sur Terre, des civils lors d’un conflit armé, à un espace pour l’instant non peuplé et apparemment pacifique ?

Voilà des questions auxquelles nous sommes souvent confrontés en tant que chercheurs en droit. Devrions-nous pour autant nous résigner et attendre qu’il soit trop tard pour soupirer « ah si nous avions su, nous aurions encadré ces opérations spatiales afin de protéger la population civile » ?

Il y a encore quelques années, vu les difficultés d’accès à l’espace, il était encore possible de ne pas chercher à s’interroger sur ces questions. Mais la donne a changé. Il serait absolument hypocrite aujourd’hui de mettre des œillères et de ne pas vouloir admettre que nous sommes témoins d’avancées technologiques inouïes, pour ne pas dire de ruptures technologiques qui invitent à envisager une activité spatiale de plus en plus dense et, donc, à envisager la transformation de cet espace pacifique en nouveau théâtre d’opérations potentiellement conflictuelles.

Face à un contexte qui change, que devons-nous faire ? Devons-nous rester attachés à ces Traités internationaux bien-pensants (et bien pensés à l’époque où ils l’ont été) qui prônent la paix plutôt que la guerre, sans oser remarquer qu’ils ont besoin aujourd’hui d’une réactualisation pour rester efficaces ? Envisager leur réactualisation, ou leur accompagnement par d’autres outils juridiques, ce n’est pas les renier, ce n’est pas les décrédibiliser. Au contraire, il nous semble que, comme pour tout ce à quoi l’on tient, nous nous devons de les entretenir pour pouvoir continuer de les voir rayonner, encore, pour plus longtemps… jusqu’aux prochains besoins d’adaptation. Il semblerait que dans ce contexte de « New Space » nous ne puissions pas nous contenter d’espérer que les faits s’adaptent au droit, mais plutôt que nous devrions admettre que le droit doit s’adapter à eux.

Comme souvent, les analogies avec un sujet que l’on connaît sont plus parlantes. Prenons le cas de l’émergence de l’industrie automobile, dont les signes avant-coureurs remontent à quelque 150 ans.

En 1873, l’apparition de la première automobile va bouleverser la relation des hommes au temps et à l’espace. Il s’agit de L’Obéissante, une voiture à vapeur imaginée par un fondeur de cloches manceau, Amédée Bollée (1844-1917). En 1886, l’Allemand Carl Benz équipe un tricycle d’un moteur à explosion fonctionnant au pétrole. Ce tricycle, qui dispose d’une boîte de vitesse, atteint 15 km/h.

À cette époque, dans ce contexte particulier, aurait-il été incongru de penser pouvoir atteindre des vitesses de 300km/h en automobile ? Certainement. Une loi interdisant de traverser les centres-villes à plus 50 km/h aurait-elle été risible ? Sans doute. En revanche, s’il avait fallu répondre à ces mêmes questions des années plus tard, disons dans les années 2000, après la terrible annonce d’un accident mortel de la circulation causé par un chauffard qui filmait son excès de vitesse lors de sa collision avec un couple de retraités, les réponses à ces deux questions auraient-elles été les mêmes ? Assurément non. Nous aurions répondu qu’il aurait fallu en principe empêcher qu’une telle tragédie puisse se produire.

Il en va de même s’agissant de l’espace et de la pertinence de se questionner sur l’applicabilité du droit de la guerre.

La fiction

Dans la saga Star Wars, l’Épisode IV nous donne une idée de l’importance d’encadrer par le droit international humanitaire (DIH) les opérations militaires lors d’un conflit armé.

Un chef de guerre, le Seigneur Tarkin, menace la Princesse Leia de détruire la planète d’origine de cette dernière si elle ne lui révèle pas la géolocalisation d’une base rebelle.

« Tarkin : […] en voyant notre puissance, ils capituleront sans hésiter… C’est un peu vous qui avez déterminé le choix de la planète qui servira d’exemple. Étant donné que vous refusez si noblement de nous dire où se trouve la base rebelle. Alors je choisis de tester les capacités de destruction de mes armes sur votre bonne planète d’Alderaan.

Leia : Non ! Alderaan est pacifique, nous n’avons pas d’armes, il est impossible de…

Tarkin : Vous préférez un autre objectif, un objectif militaire ? Alors dites où est la base. Répondez. Je suis las de poser cette question. Alors pour la dernière fois… avouez, où est la base rebelle ?_ »

Comme la réponse de la princesse n’a pas donné satisfaction au chef militaire, sa menace a été mise à exécution, et la planète d’Alderaan – qui ressemble à s’y méprendre à notre Terre – totalement réduite à néant.

Bien heureusement, ceci n’est qu’une fiction, et notre droit et ses défenseurs font en sorte que cela le reste. Le DIH défend le principe que les moyens et méthodes de guerre ne sont pas illimités. Toute attaque doit respecter au moins cinq principes fondamentaux d’humanité, de distinction, de précaution, de proportionnalité et enfin, d’interdiction des maux superflus et des souffrances inutiles.

La réalité

Depuis des siècles, l’idée de voyager dans l’espace fait rêver les Hommes, des plus petits aux plus grands. Les États, quant à eux, rêvent de domination spatiale, c’est-à-dire de disposer de la capacité à maîtriser de façon souveraine l’accès à l’espace, la mobilité dans ce milieu et son exploitation à des fins de puissance.

Cette perspective de « conquête spatiale dominante » soulève des problématiques et interrogations d’ordre géopolitique, notamment dans les domaines de la défense et du droit.

La première est de savoir s’il existe un « droit de l’espace » qui conditionne son exploitation ou un « droit à l’espace » qui permettrait aux Hommes d’y œuvrer comme bon leur semble.

La réponse est (semble ?) assez nette : le droit de l’espace existe au moins depuis les années 1960. Il a pour principes la liberté d’exploitation et d’exploration de l’espace, mais l’usage de l’espace et des autres corps célestes doit être pacifique et se faire dans l’intérêt de l’Humanité tout entière. Ce droit est donc écrit en termes flous, ce qui nous permet de lui conférer tantôt une connotation stricte, tantôt une connotation permissive.

Sachant cela, comment interpréter les opérations spatiales militaires dont témoigne de plus en plus l’actualité : doit-on trouver absurde d’évoquer le sujet d’une guerre de l’espace et de ses conséquences pour les Terriens ? Ces questions nous amènent à la deuxième problématique que nous évoquerons ici : quel droit pourrait s’appliquer lors d’un conflit spatial avéré ?

Cette question suscite des réponses variées, que l’on peut sommairement regrouper en deux grandes tendances. Il y a ceux qui pensent qu’un Conflit Armé International spatial (CAIs) relève de la pure science-fiction et qu’ainsi le droit de la guerre (Droit international humanitaire, DIH) n’a pas vocation à être étudié ici ; c’est le cas des rédacteurs des Conventions de Genève qui visaient à l’époque les domaines terrestres, maritimes et aériens, mais jamais le spatial ; voir aussi les exemples donnés ici. Puis il y a ceux qui pensent le contraire.

Nous pourrions en rester à ce constat, un peu fataliste. Mais, cette fois-ci, l’actualité nous impose d’anticiper la réponse. Et pour cela, il faut répondre à la question suivante : aujourd’hui, sommes-nous dans une situation de paix ou dans une situation de conflit(s) dans l’espace, qui le cas échéant, doivent être encadrés ?

Pour y répondre, il s’agit de faire un peu de prospective, assurément, mais sur des éventualités dont on peut légitimement imaginer qu’elles pourraient bientôt se concrétiser.

Quelques enjeux juridiques immédiats

L’espace apparaît comme un enjeu stratégique fort pour les puissances d’aujourd’hui et de demain. Des investissements colossaux y sont consacrés par les États mais aussi, et c’est un fait remarquable, par des entreprises privées. Cette évolution aura d’importantes conséquences pour l’avenir de l’Humanité. Celles-ci ne seront pas nécessairement synonymes de drame planétaire, mais tout ce qui se déroulera dans l’espace aura un impact direct sur les conflits terrestres et de fait, sur les « méthodes de guerre ».

L’un des aspects majeurs tient à la difficulté à distinguer les opérations militaires des opérations civiles dans l’espace – et, en filigrane, d’identifier la cible à atteindre lors d’un conflit armé dans l’espace tout en respectant les principes du Droit international humanitaire. Comment obtenir un avantage militaire conséquent tout en préservant les biens spatiaux à caractère civil ?

La dualité inhérente aux opérations spatiales pose de nombreux problèmes au regard de l’application des principes inhérents à la « conduite des hostilités » au sens du DIH. À commencer par cette question fondamentale : à partir de quand une opération spatiale doit-elle être considérée comme hostile ? Car ce n’est qu’à partir de ce moment précis que l’application du DIH pourra s’envisager, pour régir ce que l’on pourrait qualifier alors de CAIs. Avant cette qualification, le DIH n’a pas vocation à s’appliquer, et c’est la règle de l’interdiction du recours à la force (Charte des Nations unies, Article 2§4) qui doit dominer.

En tout état de cause, les faits montrent que l’intérêt politique et militaire commande que l’on soit dans le contrôle de l’espace plus que dans sa conquête. La conquête qui passe aujourd’hui par le tourisme spatial ou autres aventures d’exploration (hormis les explorations scientifiques étatiques) relève plus de l’apanage des entreprises privées qui spéculent sur d’éventuelles retombées économiques (SpaceX, Starlink, Blue Origin).

Le contrôle de l’espace quant à lui, est primordial pour accéder à la supériorité militaire et donc sécuritaire.

D’abord, l’espace est un endroit où transitent toutes les données géostratégiques et techniques pouvant être liées à une attaque pendant un combat terrestre aérien et naval (data transmission). Cette domination spatiale permet d’observer tout ce qui s’anime et se décide sur Terre. Ce qui offre une supériorité tactique décisive à la partie au conflit qui est une puissance spatiale. En ce sens, l’espace est devenu fonctionnel à partir du début des années 1950 – plus précisément, depuis la période de la Guerre froide.

Ensuite, la nouveauté, c’est que de fonctionnel, l’espace devient un théâtre opérationnel, si bien que certains considèrent qu’il est le « nouveau champ de bataille ». C’est-à-dire que les puissances spatiales envisagent des attaques qui prendraient naissance dans l’espace et/ou qui auraient pour conséquences la neutralisation d’objectifs militaires dans l’espace (un satellite par exemple). Tout récemment, le 29 décembre 2020, lors de la mise en orbite d’un satellite d’observation militaire français, le CSO-2, la ministre des Armées a expliqué que cette opération participait à « la modernisation de nos capacités spatiales de défense, déterminantes pour la souveraineté nationale et l’autonomie stratégique de l’Europe ».

La difficile (mais non impossible) application du DIH

La présence en orbite de satellites dotés d’outils d’observation de pointe signifie que, dans le cadre d’une attaque, la partie utilisant ces équipements se montrerait plus précise lors du ciblage – et, de ce fait, serait mieux à même de respecter les principes du droit des conflits armés. Toutefois, pour ce type d’opérations, le militaire dépend de l’opérateur civil, notamment des ingénieurs du Centre national des études spatiales (CNES) par exemple, pour la manœuvrabilité des satellites militaires français et européens.

Les principes du DIH évoquent le respect de la distinction et de la proportionnalité dans l’attaque, mais une fois de plus, dans cet exemple, il semble difficile d’appliquer ces principes. Distinguer les biens à caractère civil des objectifs militaires lorsqu’un satellite est la cible est un exercice complexe, mais déterminer la proportionnalité inhérente aux conséquences de ce ciblage semble impossible vu l’utilisation duale qui est faite des satellites – pour les usages civils et militaires – (sachant que cette responsabilité pèse sur les épaules de celui qui a pour ambition de mener l’attaque).

Qui plus est, pour que ce droit soit applicable, il faut qualifier juridiquement le conflit armé spatial. C’est-à-dire démontrer qu’il existe, en apportant les preuves matérielles, intentionnelles et personnelles de ce conflit. Sans quoi les auteurs des attaques ne seront pas contraints aux respects des principes évoqués précédemment.

Tout l’enjeu ici est de rattacher des faits et des intentions (les attaques spatiales) qui, hier, relevaient de la fiction, à des règles de droit pensées pour des actions concrètes (des actes hostiles commis sur des théâtres conventionnels, mettant en péril la vie de la population civile). Le tout, afin d’envisager un futur apaisé pour une Humanité qui, bien que ne vivant pas pour l’instant, à proximité de ce nouveau champ de bataille (l’espace), dépend grandement des interactions entre celui-ci et la Terre. Et qui est donc sujette à en subir des conséquences dommageables au cas où les risques de conflits se réaliseraient : quid d’une attaque spatiale touchant des satellites indispensables à la connexion et au contrôle d’Internet pour de nombreux individus ?

L’adaptabilité du DIH

Ainsi donc, l’espace nous est accessible. La seule « frontière » à atteindre ne se calcule pas tant en distance à parcourir qu’en progrès techniques à réaliser. La seule limite, c’est donc celle qui est imposée par l’ingéniosité de l’Homme pour développer des technologies toujours plus innovantes.

Il ne faut pas grand-chose pour que l’ambition de l’Homme combinée à ses rêves soit néfaste pour tout ce qui l’entoure. Car « toute la substance de l’ambition n’est que l’ombre d’un rêve » (W. Shakespeare, Hamlet). Tout ce que nous voyons aujourd’hui au sujet de l’espace s’inscrit parfaitement dans cet ordre d’idées. Les Hommes ont pour ambition de concrétiser des projets nébuleux, des expériences montées à partir d’une rêverie collective ancestrale. Nous sommes témoins d’avancées permises par les ruptures technologiques de notre temps, nous sommes à l’aube de grandes premières et nous pourrions, peut-être, nous en réjouir. Néanmoins, il faut veiller à ce que ces ambitions anciennes, si elles se concrétisent, restent l’ombre des rêves humains, sans qu’elles ne viennent assombrir leur futur même.

Et pour cela, dans le cadre d’un conflit armé, même spatial, nous avons le DIH, qui est un droit coutumier et donc adaptable à tous types de contextes, et d’apparence moins contraignante qu’un Traité international. Le DIH, tel que défini par le Comité international de la Croix-Rouge, « a pour vocation de restreindre les moyens et les méthodes de guerre que peuvent employer les parties à un conflit et de garantir que les personnes qui ne participent pas ou ne participent plus directement aux hostilités soient protégées et traitées avec humanité ». En un mot, le DIH rassemble les règles de droit international qui définissent des normes minimales d’humanité devant être respectées dans toute situation de conflit armé. N’est-ce pas une excellente chose ? Ne rêverions-nous pas d’une telle flexibilité pour anticiper tout un tas de risques dans la vie ?

Demandez à une future mariée quelle serait sa réaction si lors du dernier essayage de sa robe, il lui était proposé de prendre l’option « adaptation, en cas de risque de modification du contexte physique actuel », avec la garantie que l’effet produit par le modèle initial soit le même…

Nous croyons à l’applicabilité du DIH en cas de modification du contexte pacifique actuel dans l’espace. Tout comme la future mariée, nous sommes soulagés de pouvoir envisager cette option. La seule différence entre elle et nous, c’est que nous accepterons que ce soit uniquement pour le meilleur.The Conversation

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Chloé Duffort, Doctorante, Chaire Défense & Aérospatial, Sciences Po Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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