La collection Terres d’Amérique d’Albin Michel est riche en pépites, qui s’aventurent parfois sur les terres de l’imaginaire ou du futur pour nous parler, comme dans un miroir déformant, des maux du présent et de notre civilisation. Si l’excellent recueil Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah inscrivait ainsi l’horreur dans le quotidien, celui d’Anja Sachedeva s’appuie lui aussi sur le quotidien, mais pour l’imprégner plutôt d’une bien étrange irréalité.
Le recueil Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu est paru dans les librairies françaises le 10 mars 2021, sous une traduction d’Hélène Fournier. Il comprend neuf nouvelles, toutes d’une étonnante consistance dans leur qualité et leur approche.
La puissance évocatrice des éléments fantastiques
Dans presque toutes les nouvelles, Anjali Sachdeva joue sur la puissance allégorique d’éléments fantastiques, sans jamais les révéler pleinement ni les expliquer. Le fantastique vient accompagner, guider, le destin des personnages comme une énergie essentielle, mais imperceptible. Anjali Sachdeva est en quête des forces mystérieuses qui guident nos choix, qui orientent nos vies, qui forgent notre personnalité, sans que nous n’en ayons toujours conscience ; et, pour les porter davantage à notre regard, elle leur donne corps, rien qu’un peu, sans forcer le trait pour ne pas les dénaturer.
Ainsi, chaque nouvelle repose bien souvent sur un contexte de vie rigide, solidement installé, routinier ou prédéterminé, insatisfaisant ou qui n’a pas été initialement choisi par le ou la protagoniste : solitude, absence et privation de liberté, violence, structure sociale, zone de confort, désir inassouvi. Toute une variété de situations qui peuvent faire de la vie une prison. Mais « quelque chose » vient tirer les personnages de leur réalité. Un soupçon d’irréalité, comme une lueur étrange faisant irruption dans le quotidien et qu’ils ou elles font le choix de suivre dans une quête de sens pour reprendre leur destin en main.
Ce « quelque chose » est souvent innommable. Et Anjali Sachdeva ne cherche pas à le nommer. Elle n’entre jamais dans les détails de cet ingrédient fantastique se glissant dans le quotidien. On ne sait d’ailleurs pas vraiment si cela provient de l’esprit du protagoniste ou bien d’un véritable phénomène surnaturel. D’une certaine façon, sous la plume d’Anjali Sachdeva, le surnaturel devient parfaitement naturel, pure expression d’une force parmi d’autres de la nature — une force qui allume une flamme nouvelle en nous tirant de notre réalité.
Ainsi, au fil du recueil, d’une grotte mystérieuse à l’apparition d’une sirène, l’irréalité surgit soudain dans le réel et y demeure comme si cela allait presque de soi. Et si notre simple fascination pour un lieu, où l’on se sent si étonnamment bien, était l’émanation d’une forme de magie ? C’est ce qui ressort par exemple de la première nouvelle, Le monde la nuit. Mais cela confère parfois aussi la capacité à dépasser une condition — comme dans la nouvelle éponyme du recueil, saisissante, où deux jeunes femmes, enlevées par Boko Haram, se libèrent de leurs chaines grâce à un mystérieux don qui leur redonne du pouvoir sur leur vie et leur corps.
L’une des nouvelles les plus brillamment écrites du recueil est sans doute celle où aucun phénomène fantastique ne semble survenir. Pourtant, l’étrange déroulé des événements est qualifié ainsi par Anjali Sachdeva : « Peut-être possédait-elle son propre pouvoir magique ». Quelques mots, un simple « peut-être », et voilà que l’écrivaine sème un doute, un petit éclat d’irréel qui nous pousse à revivre différemment toute la nouvelle — dont nous tairons évidemment le nom pour ne pas vous divulgâcher ce bel effet.
La poésie d’une plume évocatrice
Nous laissant entrevoir une dimension inhabituelle du monde, Anjali Sachdeva allie superbement le réel et l’irréel, qu’elle entremêle à l’aide d’une écriture évocatrice profondément poétique.
D’une plume belle et raffinée, elle retranscrit l’amplitude des moments vécus. Elle nous fait moins percevoir les décors statiques que le mouvement de l’environnement et des personnages, comme si elle nous emmenait dans une danse autant que dans un récit. De fait, malgré les sujets parfois durs abordés dans certaines nouvelles, malgré l’étrangeté la plus totale d’autres d’entre elles, le ton du recueil dégage une forme de douceur et la lecture s’en trouve apaisante.
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