La première doctorante en informatique de France est une inconnue du grand public. Dans la newsletter Règle 30 de Numerama, écrite par Lucie Ronfaut, la journaliste s’interroge sur ce qui fait une personne « notable » dans les médias, ainsi qu’en ligne, et pourquoi les femmes sont plus souvent exclues de cette catégorisation.

Cet article est extrait de notre newsletter hebdomadaire Règle30, éditée par Numerama. Il s’agit du numéro du 6 avril 2022. Pour vous y inscrire gratuitement, c’est ici.

Jeudi dernier, j’ai appris le décès de Marion Créhange. Je n’avais aucune idée de qui elle était. Mais un tweet d’Isabelle Collet, chercheuse sur les questions de genre dans les nouvelles technologies (et autrice du livre Les oubliées du numériqueque je vous recommande), m’a fait comprendre que j’aurais dû la connaître. Marion Créhange est la première personne à avoir soutenu une thèse informatique en France, publiée en 1961, alors qu’elle était assistante à la Faculté des Sciences de Nancy. Si vous souhaitez en savoir plus sur sa vie et son travail, vous pouvez lire ce beau portrait d’elle chez Numerama

Je suis journaliste, féministe, j’écris sur les nouvelles technologies et les enjeux de diversité au sein de nos espaces numériques. Pourtant, j’ignorais qui était Marion Créhange. Et franchement, j’en ai eu honte. Je me suis demandé pourquoi. Est-ce que je n’ai pas été assez curieuse ? Que je n’ai pas parlé aux bonnes personnes ? Consulté les bonnes sources ? Le tweet d’Isabelle Collet, qui se plaignait de la suppression de la page Wikipédia dédiée à Marion Créhange dans les années 2000 (avec d’être remise), a justement lancé un débat sur le manque de visibilité de l’informaticienne sur l’encyclopédie participative, mais aussi plus généralement dans les médias.

C’est d’ailleurs un problème récurrent sur Wikipédia. Les pages consacrées à des femmes sont souvent remises en question, voire supprimées, car leur notoriété est critiquée par certains membres de la communauté, faute de sources solides sur leur travail. En février 2022, la version francophone de Wikipédia comptait 525 953 biographies d’hommes, contre 124 535 de femmes, d’après le collectif des sans pagEs, qui lutte contre les biais de genre sur la plateforme. Les contributeurs·ices, de leur côté, avancent le fait que Wikipédia n’est que le reflet du monde, et que s’il n’y a pas de sources secondaires, c’est plus la faute des médias et de l’histoire que de la leur.

L’expertise de Marion Créhange était pourtant reconnue

Qu’est-ce qu’une personne notable ? Ou plutôt, qu’est-ce qu’une femme notable, puisque la notoriété des hommes est moins remise en cause que la nôtre, sur Wikipédia et ailleurs ? Marion Créhange était visiblement une femme dont l’expertise était reconnue. Elle était décrite comme une pionnière par ses pairs, membre de la prestigieuse Académie de Stanislas, a été professeure émérite à l’université de Lorraine. Or, quand on parle de l’absence des femmes dans l’Histoire (celle des nouvelles technologies et en général), on croit souvent qu’elles ont été censurées, empêchées de briller à leur époque, et que c’est pour cela qu’on n’en entend plus parler aujourd’hui. C’est une erreur. Les femmes ont été notables, ont publié, créé, inventé. C’est juste qu’on les a oubliées. « J’ai longtemps été dans le mythe de la ‘femme empêchée’ qu’on aurait matériellement empêché d’émerger. Mais après avoir travaillé sur ce livre, je n’y crois plus », expliquait récemment Titiou Lecoq, autrice d’un ouvrage très riche sur l’absence des femmes dans l’Histoire.

En 2019, j’ai eu la chance d’interviewer l’autrice américaine Claire L. Evans, qui a enquêté sur les pionnières féminines et anglophones du Web. Son livre s’intitule Broad band, et n’a malheureusement jamais été traduit en français. Je l’avais interrogé sur son choix de parler aussi de projets qui avaient échoué, de femmes qui s’étaient plantées, mais qui méritaient tout autant d’être mises en avant. « Il est difficile de parler de ces échecs, car lorsqu’on écrit un livre d’Histoire, tout le monde veut des premières fois, des ‘cette femme a inventé ceci’ ou ‘elle a été la première à faire cela’. C’est facile à vendre », m’avait-elle répondu. « Mais la technologie est complexe. C’est rarement à propos d’une seule invention, d’une première fois, il s’agit de la rencontre d’idées, d’une évolution constante des outils, de choses qui marchent et d’autres pas.»

J’ai repensé à cette citation en lisant les propres mots de Marion Créhange, qui a raconté sa carrière dans la revue Interstices en 2021. Elle y exprime quelques remords, notamment le fait de ne pas avoir assez publié d’articles scientifiques, et d’avoir abandonné la recherche après son départ à la retraite. « Un autre regret que j’ai éprouvé presque tout au long de ma carrière est d’être venue trop tôt », souligne-t-elle. Et nous, nous avons oublié Marion Créhange trop vite.

Source : IBM 650 / Photo Marion Créhange Académie Stanislas
Source : IBM 650 / Photo Marion Créhange Académie Stanislas

Quelques liens dans ma revue de presse

Féminisme et réseaux sociaux

Elvire Duvelle-Charles est activiste et réalisatrice, notamment connue pour ses différents projets féministes en ligne, comme Clit Révolution. Elle vient de publier un livre justement dédié aux relations contrariées entre le féminisme et les réseaux sociaux. Dans cet entretien, elle revient sur son parcours et les différents sujets qui la préoccupent, de l’utilité (ou non) de militer en ligne et de la censure algorithmique. C’est à lire chez Manifesto 21, par ici.

TW : pédophilie

La lutte contre la pédopornographie est un enjeu capital pour les réseaux sociaux. Mais elle leur pose aussi des problèmes complexes à résoudre. Dans cette enquête du New York Times, on apprend ainsi que Facebook a tendance à considérer qu’une personne dans une image pornographique est une adulte par défaut s’il y a un doute sur son âge. En cause : la peur de commettre une erreur, et de faire l’objet de procédures judiciaires pour fausse dénonciation d’abus sur mineur·es. C’est à lire (en anglais) ici.

Pixels

Pendant plusieurs jours, le forum américain Reddit a fait l’objet d’une expérience fascinante : un espace interactif, où chaque personne disposant d’un compte pouvait déposer un pixel de couleurs toutes les cinq minutes, afin de remplir une fresque collective. Le résultat est particulièrement chaotique et drôle, comme l’a très bien résumé Numerama. Mais j’ai aussi beaucoup aimé l’analyse du Washington Post à ce sujet, qui voit dans r/Place (le nom donné à l’espace) l’illustration de la force des communautés en ligne, et de la possibilité de modérer collectivement le cyberespace. C’est à lire (en anglais) par là.

Joli cœur

Si vous fréquentez TikTok, vous avez peut-être déjà croisé le sourire enjôleur de William White, un créateur qui s’est fait connaître avec ses (piètres) performances de karaoké sur des tubes des années 80. Le jeune homme est vite devenu populaire auprès d’un groupe généralement peu considéré sur les réseaux sociaux, les femmes de plus de 50 ans. Mais aujourd’hui, sa communauté fait l’objet de nombreuses critiques, entre accusation de détournement de fonds et relation parasociale qui aurait mal tourné. William White profiterait-il de la générosité de femmes solitaires ? C’est une enquête à lire (en anglais) chez Input Mag.

Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer

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Dans un futur pas si lointain, Christian tend un piège à David. Le premier est un Canadien d’une soixantaine d’années, fatigué de vivre dans un monde où les intelligences artificielles règnent en despote. Le second est son assistant personnel (façon Alexa ou Siri), qui se retrouve piraté, forcé à écouter les confidences de Christian sur sa vie. Très vite, on comprend que Christian est une femme trans, forcée de détransitionner par un régime qui n’accepte qu’une seule norme de genre. Et que ce soir, il ou elle veut lancer une révolution.

J’ai commencé Valide un peu inquiète. Allais-je vraiment lire un roman de science-fiction composé seulement d’un long monologue ? Et puis finalement, j’ai été complètement happée par l’histoire de Christian et de Christelle, et de ce monde dystopique sans nuance, par ailleurs plutôt crédible. On y parle de catastrophes écologiques, évidemment, mais aussi d’épidémies à répétition, et d’une société obsédée par la norme et le fait de pouvoir tout quantifier. Qui est valide, et qui peut nous valider ?

Lucie Ronfaut est journaliste indépendante spécialisée dans les nouvelles technologies et la culture web. Vous pouvez suivre son travail sur Twitter.

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