Croire ou ne pas croire au rapport de l’ex-agent du MI6 sur Donald Trump est devenu une question de foi personnelle.
La version publiée par BuzzFeed est toujours aussi étrangère à toute crédibilité par son caractère à la fois radical et très (trop) informé qui rend le document aussi inquiétant que difficilement exploitable. Pourtant, si pour le grand public, ce rapport se résume à l’établissement d’un lien entre Poutine et Trump ainsi qu’à des golden-showers, il y a dans cette enquête menée par Christopher Steele de nombreuses informations sur le fonctionnement des hautes sphères du pouvoir russe. Malheureusement, aucune enquête indépendante ne peut encore, aujourd’hui, les confirmer ou les infirmer.
Et c’est là tout le paradoxe qui nous faisait dire que le document méritait mieux qu’une publication précoce par BuzzFeed News. Si nous n’allons pas réhabiliter un document dont nous ne pouvons guère assurer la pertinence, nous pouvons en revanche voir sous un nouveau jour des affaires qui lui sont probablement liées. Et c’est précisément cette lumière nouvelle qui a permis de révéler les incohérences dans l’affaire de la mort d’Oleg Erovinkin, cet ancien haut officier du KGB, reconduit à son poste dans le FSB après la fin de l’URSS.
Cet homme que l’on sait un proche indéboulonnable de M. Igor Sechin — ancien collaborateur gouvernemental de Vladimir Poutine, désormais président de Rosneft — pourrait, si l’on considère son grade, son influence et ses intérêt, avoir été la source la plus importante du document de l’espion Christopher Steele. Or, si nous pouvions confirmer cette information, ainsi que les circonstances de la mort mystérieuse de cet officier de l’espionnage russe, nous pourrions alors reconsidérer certains passages du fameux rapport.
Rappelons que M. Steele est toujours introuvable, il a disparu de Grande-Bretagne après la publication de son document par BuzzFeed et nul n’est en mesure de donner publiquement sa localisation à l’heure actuelle.
L’information est traitée ici et là avec une certaine légèreté qui peut paraître normale considérant que l’affaire du rapport s’est rapidement dégonflée après sa publication sur BuzzFeed et qu’il y a peu d’éléments sur lesquels fonder une analyse du décès presque anecdotique d’un fonctionnaire russe. Et pourtant, nous disposons malgré tout d’éléments qui peuvent étayer la thèse susmentionnée, selon laquelle l’homme était un informateur de Steele, et que son décès est plus vraisemblablement un meurtre.
Dans la tradition de l’espionnage russe, la mort d’un informateur est souvent corrélée à une dissimulation volontaire — nous pensons par exemple à l’assassinat de l’agent Litvinenko (voir notre retour sur l’affaire Anna Politkovskaya). Or s’il y a effectivement meurtre, vous l’avez compris, il y a de nouvelles raisons de croire que le document écrit par M. Steele n’est pas qu’une série de fake news comme le prétend M. Trump.
L’étrange décès d’Oleg Erovinkin
Le 26 décembre, à 14h23, le très célèbre média russophone Life.ru annonce pour la première fois la mort d’Oleg Erovinkin, avec un titre plutôt éloquent que l’on pourrait traduire ainsi : Le chef de cabinet de Sechin tué à Moscou (voir Segodnya, média ukrainien évoquant la première version). L’article est bref et mentionne que c’est le chauffeur d’Erovinkin qui a retrouvé le cadavre dans sa voiture Lexus de fonction, située dans le bien nommé quartier moscovite de Chinatown. Lorsque l’article est écrit, il fait mention d’une enquête menée directement par le FSB — et non la police russe — et de la seule vérification du décès par le médecin.
Mais avant la fin de l’après-midi, le site russophone met à jour son article en changeant son titre qui désormais indique : Le chef de Cabinet du Président de Rosneft retrouvé mort à Moscou. Les versions changent, ce qui peut s’expliquer par une simple erreur journalistique, mais qui est aussi une mauvaise habitude de certains médias russes de modifier certains faits après demande du FSB (voir les affaires de suppressions fréquentes d’articles dans le fil de Mediametrics.ru, un agrégateur populaire financé par le Kremlin).
Il faut également noter qu’en dehors de Life.ru, les autres médias russes ont des versions différentes. Les nuances sont subtiles, mais montrent que l’affaire est difficile à cerner. Dans certains journaux, comme le rapporte M. Christo Grozev, on peut lire que l’homme est décédé sur le siège conducteur, ou encore qu’il a causé un accident routier après sa mort. Ces versions importent peu, mais soulignent le premier point qui permet de douter de la version officielle de son décès.
La source manquante du rapport de Steele ?
Le second point et le plus important puisqu’il donne un indice sur le lien probable qui existe entre le document de M. Steele sur Trump et M. Oleg Erovinkin. Si nous ne pouvons pas affirmer que M. Erovinkin est bien une source de l’espion anglais, le document demeure constellé de références à l’entourage d’Erovinkin ainsi qu’à son activité (la gestion de Rosneft, compagnie pétrolière nationalisée) lorsque Steele évoque une source haut gradée.
Ainsi, à la date du 19 juillet 2016, l’espion anglais rapporte avoir établi pour la première fois un contact avec un proche de Sechin, alors président de Rosneft et connu pour sa proximité avec Poutine dont il fut un membre de son gouvernement. Steele écrit pour ce jour : « Une source proche du président de Rosneft, Igor SECHIN, proche de Poutine et sanctionné par les États-Unis, a confié des détails d’une récente et secrète rencontre entre lui et le conseiller aux affaires étrangères de Donald TRUMP, Carter PAGE. »
Il faut comprendre que Rosneft est une entreprise qui subit toutes les sanctions occidentales concernant la Russie, d’où l’intérêt de voir un accord avec Donald Trump déboucher sur la levée de ces sanctions. Trois mois plus tard, en octobre, nous retrouvons la question de la société pétrolière dans le rapport, qui cette fois indique toujours qu’un proche de Sechin confie à un informateur de confiance — et non directement à Steele — que l’accord avec Page et Trump porterait bien sur la levée des sanctions contre l’entreprise par les États-Unis si le candidat est élu. (Voir image ci-dessous).
Or si M. Steele évoque seulement un proche associé de Sechin, les révélations faites par le rapport montrent que ce dernier (a fortiori Erovinkin) n’est pas seulement un proche mais une personne de confiance pour le régime russe à laquelle on confie des tâches et des informations explosives. La négociation de la levée de sanctions financières en l’échange d’un soutien et d’une rétribution (Sechin parle de 19 % de Rosneft offert à D. Trump et C. Page en échange de la fin des sanctions) n’est pas le genre de discussion que M. Sechin pourrait avoir avec un simple proche.
Erovinkin, la taupe ?
Si l’on reprend donc la situation, il faut que la source de Steele soit à la fois proche de Sechin, mais également qu’elle soit en mesure d’être au fait de ce genre d’informations top secrètes, et enfin, qu’elle soit légitime pour mener une telle discussion auprès de Poutine. Or si l’on en croit les informations du Telegraph, seul Erovinkin semble se trouver dans cette position.
Le média anglo-saxon cite à de nombreuses reprises l’excellente analyse de M. Christo Grozev (évoqué plus haut), ancien journaliste bulgare et homme de médias aujourd’hui membre du think tank Risk Management Lab, pour lequel la relation entre Steele et Erovinkin est presque évidente. Il écrit au sujet de la position stratégique de l’ancien espion russe : « Des sources m’ont décrit Erovinkin comme le ‘trésor de Sechin’ et ‘le lien direct entre Poutine et Sechin’. Enfin, pour toutes mes sources, l’élément sur lequel tout le monde s’accorde — en privé comme en public — est que Erovinkin est le plus proche associé de Sechin. »
De fait, si nous ne pouvons être sûrs du fait que M. Erovinkin est bel et bien la source de M. Steele, nous pouvons être certain d’une chose : le lien entre lui et le document est relativement simple à faire — nous y sommes parvenus. De fait, si le Kremlin souhaite sanctionner les informateurs, se tourner vers l’espion russe semble plus que possible. Si les médias parviennent à soupçonner un lien entre l’espion et Steele, le Kremlin est également en mesure de le faire. Si nous ne pouvons pas assurer que la mort de cet ancien agent est un meurtre organisé par le FSB — la pure coïncidence existe — nous pensons disposer d’éléments assez intéressants pour qu’ils soient présentés à nos lecteurs.
Toutefois, l’expert en l’espionnage russe Mark Galeotti — cité également par le Telegraph — explique que le document de Steele avait un gros défaut de crédibilité lorsqu’il a été publié. Pour lui, l’existence d’un informateur haut placé contacté grâce à un intermédiaire par l’espion anglais était peu probable. Cela semblait trop simple pour être vrai, et la source de Steele, si elle existait, n’était guère assez prudente. Pas assez prudente pour éviter d’être tuée seulement quelques jours après Noël ?
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