Voici le texte que nous avions écrit en 2006, pour le premier anniversaire de la licence globale, très vite enterrée à la reprise des débats parlementaires. A cette époque lointaine, Numerama s’appelait encore Ratiatum :
C’était un soir extraordinaire, au sens propre du terme. Un soir froid de décembre où, alors que les festivités se préparaient sous les chaumières pour accueillir un Père Noël aux bras chargés de jouets, un évènement majeur se produisit dans le temple de la démocratie française. « Nous venons de légaliser les téléchargements peer to peer et donc de sécuriser les pratiques des internautes », se réjouissait à l’Assemblée Nationale le socialiste Patrick Bloche. Par 30 voix contre 28, le téléchargement devenait un acte de copie privée autorisé par la loi. La surprise était totale. On ne peut aujourd’hui imaginer l’émotion intense qui fut ce soir là ressentie derrière leur écran par des milliers d’internautes connectés sur le même flux vidéo de l’Assemblée nationale et sur les mêmes forums de discussion.
« Bonheur ». Le mot n’est pas trop fort pour désigner le sentiment de ceux qui, depuis de trop nombreux mois, étaient assimilés à des criminels par une industrie du disque qui usait alors des pires méthodes pour se faire entendre. L’acte démocratique devait mettre fin à ces procès infâmes intentés par les représentants des artistes contre leur propre public. C’était la victoire du bon sens. Une bouffée d’air de justice arrachée à un océan de mépris voire de haine.
Dans les couloirs de l’industrie du disque, il sifflait un air de Waterloo. « Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! – C’était Blücher. L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ». Face à des internautes requinqués, le lieutenant Donnedieu mit cependant ses troupes en mouvement et sortit le carnet de chèques pour soutenir sans réserve ce qui fut sans doute la plus grande opération de lobbying de cette législature. Le Général Sarkozy organisa la rebellion. La suite, nous la connaissons. Le 7 mars 2006, la licence globale n’était plus qu’un souvenir. Le projet de loi DADVSI continua sa déroute jusqu’à la censure partielle du Conseil Constitutionnel. La loi finale est tellement inapplicable qu’aucun décret d’application n’a encore été publié, près de cinq mois après sa promulgation.
Les espoirs de la licence globale n’ont pas été effacés pour autant et restent très vifs dans les esprits de chacun. Certains opposants, qui n’osent le dire en public, se rallient à la cause en privé. L’accord passé entre Universal et le service gratuit SpiralFrog a provoqué un électrochoc dans certaines têtes, tout comme la menace pressante de Bruxelles de supprimer toute taxe sur la copie privée en Europe. L’abandon progressif des DRM, le problème croissant de l’interopérabilité, les incertitudes sur les performances d’iTunes, ou encore les difficultés de la musique en ligne en Europe, font douter ceux qui pensaient encore il y a un an que la musique en ligne pourrait se vendre comme des tomates. La loi DADVSI, qui était censée apporter un climat plus favorable à la vente de musique en ligne, n’a rien changé. Au contraire, le P2P a encore gagné en popularité cette année.
Outre-Manche, le débat sur la licence globale débute et ce sont les professionnels qui le demandent. La France a manqué une chance de devenir la première à légaliser contre rémunération collective l’échange de musique sur Internet, mais elle peut retrouver la force de faire tomber le tabou né aux lendemains du 21 décembre 2005.
Depuis ce texte de 2006, la loi Hadopi est venue contourner l’obstacle du Conseil constitutionnel. Les sages n’avaient pas voulu de la création d’un régime spécial pour la contrefaçon sur Internet ? Qu’à cela ne tienne, l’Elysée a créé une nouvelle infraction pénale de mauvaise sécurisation de l’accès à internet, qui aboutit au même résultat. Pour le reste, rien n’a véritablement changé dans le débat public, toujours divisé entre les tenants et les opposants de la libre circulation des œuvres.
C’est plutôt l’offre et la demande qui ont évolué et rendu ce débat de moins en moins passionné. Le P2P laisse progressivement sa place au streaming et au téléchargement direct dans le coeur des pirates, tandis que les plateformes dites « légales » se détournent de plus en plus du modèle « vente de tomates » pour aller vers des modèles illimités sur abonnement, plus séduisants au regard des pratiques des internautes. Ces plateformes sont en fin de comptes plus rémunératrices pour l’industrie culturelle, qui encaisse chaque mois avec une fidélisation imposée au consommateur par l’impossibilité de lire les œuvres une fois l’abonnement terminé. L’offre et la demande se rejoignent progressivement, comme elles le font tout autant voire mieux dans les pays où n’a pas été mise en place de riposte graduée.
Le principal perdant de l’abandon de la licence globale reste le consommateur le moins fortuné, à qui la loi interdit de consommer des œuvres illégalement, et à qui le portefeuille interdit de consommer les œuvres légalement. Le piratage était certes interdit voire réprimé, mais il restait possible à qui voulait en prendre le risque. Si les mesures de blocage souhaitées par l’industrie culturelle se réalisent, l’illégalité ne sera plus simplement interdite, elle deviendra impossible. Autrefois culturel, le débat sur la « légalisation du piratage » pourrait donc devenir dans les années qui viennent un débat avant tout social.
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