Blind, un réseau social professionnel populaire dans la Silicon Valley, est en effervescence. Alors que les licenciements se multiplient dans le secteur, les « tech bros » qui le peuplent y partagent les rumeurs de couloirs, leurs crises d’angoisse… et leurs opinions parfois intolérantes.

« Nous avons fait notre temps. (…) Maintenant, avec l’afflux de talents sur le marché dû aux licenciements massifs, les Gen Z qui entrent sur le marché du travail et qui veulent être codeurs depuis qu’ils ont 5 ans et la période économique compliquée qui vient ; la fête est finie. (…) Si on a du boulot, ce sera déjà pas mal. Nous devons soit nous adapter, soit être pauvres. »

Alors que les licenciements brutaux se multiplient dans l’industrie de la tech, ce genre de messages se multiplient également ces derniers mois sur une application que peu d’entre nous connaissent encore. En revanche, dans la Silicon Valley, c’est le rendez-vous en ligne incontournable pour leurs employés : Blind, un forum anonyme accessible aux salariés de grandes entreprises, moyennant une vérification de leur adresse email professionnelle. Imaginez la fusion entre Reddit et LinkedIn : des centaines de milliers de publications par jour sur tous les sujets, des débats, des trolls… mais, version corporate. Ce, de manière publique, ou via des groupes privés, réservés aux employés d’une même entreprise. Créée en 2013, en Corée, l’app a su s’implanter aux États-Unis, tout particulièrement dans le cercle fermé des « tech bros ». Chaque jour, ce sont 1 million de personnes qui se connectent sur l’application pour partager les rumeurs de couloirs, leurs dilemmes au travail et leurs rémunérations (souvent exorbitantes).

Sur Blind, les employés de la tech préparent l'avenir.  // Source : Capture d'écran Numerama
Sur Blind, les employés de la tech préparent l’avenir. // Source : Capture d’écran Numerama

Durant cette période de crise, le forum se transforme un peu en bureau des pleurs. Il faut dire que les chiffres sont peu reluisants : selon le décompte réalisé par la plateforme layoffs.fyi, au moins 26 000 employés de la tech ont perdu leur emploi dans la région de San Francisco rien qu’en janvier 2023, sur plus de 75 000 au niveau mondial. Parmi les dernières coupes, on retrouve Google qui vient d’annoncer se séparer de 6 % de son effectif global. Sur Blind, les ex-salariés affectés s’expriment sans filtre et en temps réel sur la situation : « J’ai été viré aujourd’hui de Google. J’ai démarré mon PC et je n’avais plus accès à mes mails, mon calendrier, etc! (…) J’ai reçu (plus tard) un mail sur ma boite perso m’annonçant mon renvoi. (…) On nous a demandé de ne pas venir au bureau et [dit] que, si on avait des affaires personnelles sur place, il fallait faire une demande pour nous les faire envoyer chez nous! ça me semble irréel et, honnêtement, inhumain ! » témoigne l’un d’entre eux.

« Comme Blind est anonyme, les gens peuvent être plus honnêtes, explique Rick Chen, le porte-parole de l’entreprise coréenne, interrogé par Numerama. Sur d’autres réseaux sociaux, les gens peuvent se retenir de dire la vérité, pour sauver les apparences. D’ailleurs, après un licenciement, de nombreux professionnels écrivent en ligne pour dire combien ils sont heureux. Ils ne veulent pas paraître négatifs ou abîmer leurs relations avec leur ancien patron ou leurs ex-collègues. Sur Blind, ils peuvent parler de la façon dont les licenciements se sont vraiment produits et dire ce qu’ils pensent vraiment »,

Thérapie comportementale et stock-options

Cette honnêteté et cette transparence, souvent rares dans ce milieu où les « NDA » [accords de non-divulgation] sont monnaie courante, nous donne un aperçu de la réalité de cette industrie et de ceux qui la peuplent. « Sur ce site, ce sont clairement des tech bros qui veulent juste faire beaucoup d’argent », résume Paul*, un utilisateur de Blind basé sur la côte ouest américaine, qui a accepté de parler à Numerama. Lui-même est employé depuis peu dans l’une des grandes entreprises de la tech aux États-Unis et a découvert cette industrie via Blind. « Je pense que beaucoup de personnes sur Blind sont déconnectées des réalités économiques de la majorité des travailleurs américains et au niveau mondial », ajoute-t-il.

De fait, l’argent est un sujet majeur sur le site. Les utilisateurs affichent quasi systématiquement leur « compensation totale » (« Total compensation » ou « TC ») en pied de message, qui inclut le salaire de base, les éventuels bonus, les stock-options et autres avantages financiers sur une année. Ce, quelle que soit la nature de la publication : « j’ai à nouveau des crises d’angoisse. Au moment où j’écris ce message, je n’arrive pas à dormir de la nuit. Je suis en sueur et ma gorge se serre. (…) j’ai peur de perdre mon emploi bientôt. Est-ce que quelqu’un d’autre ressent cela ? Compensation totale : 180K. » Soit 15 000 dollars par mois. 

Ça ne va pas fort dans la Silicon Valley. // Source : Capture d'écran Numerama
Ça ne va pas fort dans la Silicon Valley. // Source : Capture d’écran Numerama

En commentaires, les utilisateurs de Blind se montrent compatissants, à l’écoute : « je sais ce que tu ressens, répond l’un d’entre eux. Pour moi, mon environnement de travail toxique était à la source de mes problèmes. (…) je te conseille d’aller voir un psy (…) mieux vaut s’en occuper maintenant plutôt que de laisser la situation s’empirer », conclut ce conseiller anonyme. En période de licenciements massifs, les publications de travailleurs très anxieux continuent d’affluer sur la plateforme. Il n’est pas rare de voir des utilisateurs, tous dans la même galère, proposer des « referrals » à ceux qui viennent d’être remerciés par leur entreprise. « J’ai l’impression qu’il y a plus d’empathie sur la plateforme récemment, constate Paul. Les gens sont, certes, assez cupides… Mais en même temps, ils soutiennent tous ceux qui essaient d’atteindre le même objectif. Ce qui est assez étrange. »

Du racisme à peine voilé envers les travailleurs étrangers

Durant cette période que traverse actuellement le secteur de la tech aux US, les premiers à en faire les frais sont les travailleurs étrangers. Aussi appelés les « travailleurs H-1B », ils sont embauchés en nombre par les entreprises de la tech aux États-Unis : en 2019, on en dénombrait près de 600 000 sur le sol américain. Ce programme de visas, conçu dans les années 90, permet aux entreprises d’embaucher des professionnels venus de l’étranger pour combler les besoins en main-d’œuvre hautement qualifiée. 

Dans le domaine des sciences et de la tech, les travailleurs étrangers sont surreprésentés : un tiers de cette main-d’œuvre aux États-Unis est composé d’immigrés. Bon nombre d’entre eux ont partagé sur Blind leurs craintes face aux licenciements massifs. D’autant que leur présence sur le sol américain est particulièrement précaire : leur visa étant rattaché à un emploi précis, ils ont 60 jours pour rebondir et trouver un nouveau poste. Faute d’embauche, ils doivent quitter le pays : « J’ai acheté une maison l’an dernier et une Tesla (…) maintenant je suis noyé sous mes dettes et je risque de perdre mon boulot ! Et je n’aurai que 2 mois pour en trouver un nouveau ! En plus, ma femme ne travaille pas et j’ai 2 enfants (…) comment vous faites pour tenir vous, mes chers travailleurs H-1B? »

Mais, Blind reste néanmoins un forum anonyme où ses utilisateurs s’expriment sans filtre. Car si les entreprises du secteur ont besoin de cette main d’œuvre ultra-qualifiée, qui manque sur le sol américain, ce n’est pas du goût de tous : il n’est pas rare de voir des commentaires au racisme à peine voilé, sous des publications évoquant des problématiques propres aux travailleurs immigrés. En témoigne un message partagé par un utilisateur. Il y raconte l’histoire de deux de ses connaissances, contraintes de retourner en Inde après leurs licenciements. La section s’est alors transformée en débat pour ou contre la présence d’étrangers dans le pays. « Vous n’avez droit à rien du tout. Pourquoi les gens ne le comprennent pas ?, s’emporte un utilisateur qui travaille manifestement pour une application de santé, destinée au traitement des douleurs chroniques. Vous devriez être contents que ce pays vous ait laissé entrer et que ses politiciens corrompus aient laissé les emplois américains se faire voler. » Et un autre de répondre « vous êtes tous p*tain de toxiques. »

Blind, le Gossip Girl de la tech ?

Sondage : la plateforme est-elle plus toxique ces derniers temps ? // Source : Capture d'écran Numerama
Sondage : la plateforme est-elle plus toxique ces derniers temps ? // Source : Capture d’écran Numerama

La toxicité du réseau est d’ailleurs régulièrement le sujet de débats sur le site. Certains s’étonnent, voire s’indignent, du contenu qui circule dessus : « Je suis stupéfait de voir que certains commentaires extrêmement sectaires existent et circulent encore sans être signalés, réagit un utilisateur.  On voit des posts qui vont d’une xénophobie flagrante (…) à des commentaires les plus stupides que seul un enfant de 13 ans pourrait être capable de poster. » Ce à quoi un utilisateur lui répond : « de quoi tu parles mec? Tu es transgenre ou quoi? »

Interrogé à ce sujet, Rick Chen rappelle que Blind est principalement auto-modéré par la communauté et fait également appel à des modérateurs qui suppriment les contenus inappropriés. « Les professionnels utilisent Blind pour faire avancer leur carrière ou pour se sentir plus proches de leur entreprise, et c’est pourquoi nous pensons que les écarts de conduite sont rares pour une communauté de notre taille. »

Bien que les échanges sur l’application laissent entrevoir une ambiance de vestiaires de foot dans le secteur de la tech, cela n’empêche pas une certaine clairvoyance quand il s’agit de licenciements à venir. « Les rumeurs sur Blind sont correctes … une fois de plus, poste un commentateur anonyme mi-janvier. Licenciements chez Twitter : 1 jour avant. Licenciements chez Meta : 1 jour avant. Licenciements chez Microsoft: 1 semaine avant. » Comme lui rétorque un utilisateur, « même une horloge cassée donne la bonne heure deux fois par jour. » Toujours est-il que début novembre, un utilisateur faisait déjà part de rumeurs de licenciements chez Google. « Pas vrai », lui rétorque un autre « blinder », travaillant pour le moteur de recherche. 1 point de plus pour Blind.

* Le prénom a été modifié.


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