« Celui qui distribue un dispositif avec comme objet de promouvoir son utilisation pour violer le droit d’auteur […] est responsable des actes de violation qui en résultent du fait des tiers qui utilisent le dispositif, quelles que soient les utilisations légitimes du dipositif ». Les juges de la Cour Suprême des Etats-Unis se sont enfin prononcés ce lundi 27 juin sur le sort juridique des réseaux P2P décentralisés. A l’unanimité des sages, Grokster et StreamCast ont perdu. Les deux éditeurs de logiciels de peer-to-peer sont coupables de violation secondaire des droits d’auteur. Si les conclusions des plus hauts magistrats américains tentent de préserver la jurisprudence qu’ils ont établi il y a plus de vingt ans en faveur du magnetoscope, elles en amoindrissent considérablement la portée. Cela changera t-il pour autant la donne du Peer-to-Peer mondial ? Pas vraiment…

Qu’on ne s’y méprenne pas ; le Peer-to-Peer n’a pas perdu face aux industries culturelles américaines. En 1984, la Cour Suprême des Etats-Unis avait indiqué qu’il était tout à fait légal de vendre un magnétoscope, puisqu’un tel appareil peut servir à bien d’autres choses qu’à violer des droits d’auteur. Lundi, la même Cour n’a dit rien de moins en ce qui concerne les logiciels de partage de fichiers.

Il reste parfaitement légal d’en produire, d’en commercialiser et d’en diffuser. La question n’est pas là, et la jurisprudence dite « Betamax » (ou « Sony ») de 1984 n’a pas été remise en cause. Heureusement.

Dans son argumentaire personnel, le juge Ginsburg précise à juste titre qu’il faut en effet « distinguer entre les utilisations des logiciels de Grokster et StreamCast (ce sur quoi cette affaire porte) et les utilisations des technologies peer-to-peer en général (ce sur quoi cette affaire ne porte pas) « . Car ce qui a été condamné par la Cour Suprême, ça n’est pas la création d’un logiciel qui permet à ses utilisateurs de copier et de distribuer des contenus protégés par le droit d’auteur, mais uniquement la promotion de ce logiciel comme outil de piratage.

Créer un logiciel de P2P, oui. Dire qu’il est le nouveau Napster, non

Avec cette affaire Grokster, les juges suprêmes étaient confrontés à un difficile défi. D’un côté ils devaient assurer la continuité de l’innovation en ne touchant pas à la jurisprudence Betamax. De l’autre, ils devaient mettre un frein à un certain « business du piratage » qui se cachait derrière Betamax pour prospérer.

Pour résoudre ce dilemme, la Cour a limité l’interprétation de Betamax. Jusqu’à présent, on considérait que la commercialisation d’un produit qui permet à ses usagers de copier des œuvres protégées était autorisée en toutes circonstances dès lors qu’existe une « part substantielle » d’utilisations légitimites possibles. C’est le cas du P2P, où l’on évalue à au moins 10% la part des fichiers distribués en toute légalité. Mais pour la Cour Suprême, « rien dans Sony ne demande aux tribunaux d’ignorer les preuves d’intention frauduleuse s’il existe une telle preuve« . Or chez Grokster et StreamCast (l’éditeur de Morpheus), l’intention frauduleuse a pu être vérifiée en plusieurs points. En particulier la Cour Suprême a été très sensible au fait que les deux éditeurs aient, à l’époque de la sortie de leurs logiciels, fait la promotion de leurs produits en les désignant comme le « nouveau Napster ». Ils encourageaient par une telle comparaison à continuer de télécharger de la musique piratée sur leurs propres logiciels. Pire, ils aidaient directement les utilisateurs en répondant à certains e-mails demandant de l’aide pour télécharger ou visualiser certains contenus protégés.

Trop c’est trop. Les logiciels sont peut-être légaux en eux-mêmes, mais pas le modèle économique qui les accompagne, juge la Cour Suprême.

Une grande insécurité juridique à venir

En ne touchant pas à la jurisprudence Betamax, les juges espèrent ne pas enrayer le développement technologique cher aux industries américaines. Si l’on développe les produits avec de bonnes intentions, alors on ne risque rien, semble indiquer le jugement. Mais ça, c’est uniquement sur le papier.

Dans les laboratoires, les questions vont se poser de savoir s’il faut prendre le risque de développer des produits qui touchent à la copie ou à la distribution non contrôlée de certains contenus. A partir de quand une « intention frauduleuse » peut-elle être vérifiée par un juge ?

Pire, la Cour note que ni Grokster ni Morpheus n’ont mis en place de filtres ou de techniques quelconques pour tenter d’empêcher leurs utilisateurs de pirater des œuvres protégées par le droit d’auteur. Faut-il en déduire qu’un logiciel de partage de fichiers sera nécessairement illégal en l’absence de tels procédés à l’efficacité douteuse ?

Mais pire encore. Quel est l’impact social d’une telle décision ? La Cour semble totalement ignorer qu’un réseau P2P n’est pas qu’une avancée technique faite pour enrichir un certain secteur industriel, mais une véritable avancée sociale qui permet à chacun d’avoir accès en tout temps à toute la bibliothèque culturelle mondiale. Le sujet de l’affaire Grokster, selon elle, est « la tension [qui existe] entre les valeurs concurrentes de l’encouragement à la créativité à travers la protection par le droit d’auteur, et la promotion de l’innovation technologique en limitant les cas de responsabilité face aux violations« . Or la vraie question n’est-elle pas de savoir jusqu’où les majors peuvent imposer leur vision économique du marché culturel ? Les logiciels comme Morpheus et Grokster ne sont-ils pas une chance pour le public de rétablir un certain équilibre menacé par la position monopolistique des industries du disque et du cinéma ?
Avec Betamax, les studios d’Hollywood craignaient la mort de leur art. La porte ouverte aux magnétoscopes allait tuer le marché du cinéma en détruisant le modèle économique du cinéma et de la télévision. Grâce au courage des juges suprêmes, la cassette vidéo allait pourtant devenir en quelques années la première source de revenus des studios.

Ne pourrait-il pas en être de même des réseaux P2P ?

Un mauvais calcul pour l’industrie culturelle

L’impact sur le partage de fichiers sera cependant nul. L’on voit bien à travers les termes du jugement que c’est uniquement le modèle économique de Grokster et de Morpheus qui a causé sa perte. En se nourrissant explicitement du piratage, les éditeurs ont franchi la ligne jaune. Mais les réseaux phares d’aujourd’hui sont tous désintéressés. Il s’agit pour l’essentiel d’eMule, un logiciel open-source gratuit, sans aucune publicité. Il s’agit aussi de BitTorrent, un autre logiciel libre et gratuit dont la seule source de revenus sont les dons des utilisateurs (et quelques revenus annexes comme les publicités qui figurent sur le moteur de recherche).

Avec un tel jugement, l’industrie culturelle a obtenu de la Cour Suprême américaine qu’elle tue les seuls éditeurs de logiciels de P2P qui pouvaient réellement leur apporter sur la table un nouveau modèle économique viable et dynamique. Morpheus, Grokster, Kazaa, Limewire ou eDonkey pouvaient encore promouvoir la diffusion de fichiers protégés pour en retirer menue monnaie. Ils étaient un peu les chevaux de troie qui auraient permis d’injecter de l’économie dans les échanges de fichiers. Quel avenir leur réserve t-on désormais ? Avec eMule ou BitTorrent, qui ne craignent rien juridiquement, ces « chevaux de troie économiques » vont totalement s’évanouïr à leur profit. Les industries auront alors d’autant plus de mal à convaincre les internautes de se rabattre vers leurs services propriétaires.

Au contraire pour survivre, les Morpheus, Grokster, Kazaa et compagnie auront désormais tout intérêt à collaborer un maximum avec les sites d’arts libres qui autorisent la copie et le transfert de leurs œuvres. Le jugement de lundi est ainsi une excellente nouvelle pour le développement des œuvres sous licence Creative Commons, et pour la croissance des outils de P2P libres et gratuits.

Mesdames les majors, les P2Pistes vous remercient.

Lire la décision :

Grokster04-480.pdf


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