Alors que le réseau social américain vient d’encaisser le départ des deux fondateurs d’Instagram, Kevin Systrom et Mike Krieger, officiellement pour changer d’air mais officieusement en raison de tensions croissantes avec les dirigeants du site, Forbes publie les confidences de Brian Acton, l’un des deux fondateurs de WhatsApp.
Et autant dire que celui qui a le plus profité du phénomène Facebook n’y va pas de main morte.
Si Brian Acton a pu devenir milliardaire grâce à l’entreprise américaine (Facebook a acquis en 2014 la messagerie instantanée pour 22 milliards de dollars, en cash et en actions), c’est d’après lui au prix du sacrifice de la vie privée de sa communauté : « en fin de compte, j’ai vendu mon entreprise. J’ai vendu la vie privée de mes utilisateurs pour un plus grand profit. J’ai fait un choix et un compromis. Et je vis avec ça tous les jours ».
La fortune de l’Américain, âgé de 46 ans, est estimée à 3,6 milliards de dollars. Jan Koum, l’autre cofondateur de l’application, qui a quatre ans de moins, dispose quant à lui de 9,7 milliards de dollars. Ce dernier a quitté WhatsApp et Facebook en avril 2018, en raison de son désaccord fondamental sur la manière de faire de la monétisation dans WhatsApp, et sur la vision de Facebook sur la vie privée, ce qui contraste avec les objectifs premiers de l’application..
Les révélations de l’intéressé — qui a quitté WhatsApp en septembre 2017 et qui a depuis décidé de s’opposer à Facebook (il a appelé à supprimer l’application alors que la débâcle de Cambridge Analytica battait son plein) et de financer Signal, une solution concurrente à WhatsApp, à hauteur de 50 millions de dollars, qui propose aussi du chiffrement par défaut de bout en bout — ne sont pas tendres du tout avec Facebook.
Passe d’armes sur la monétisation
Il relate notamment un épisode sur la façon de monétiser WhatsApp qui a occasionné une passe d’armes entre Brian Acton et Sheryl Sandberg, la numéro 2 de Facebook. Brian Acton suggérait un modèle économique de type freemium, avec un certain nombre de messages gratuits au début, avant qu’un micro-paiement (il était question d’une fraction de centime) ne soit proposé.
L’idée a été balayée par Sheryl Sandberg. Pourquoi ? Parce qu’elle jugeait, peut-être à raison, que cela ne marcherait pas à grande échelle . « Je l’ai appelée une fois », continue Brian Acton, qui dit avoir senti de la cupidité en toile de fond. « J’ai dit : non, tu ne veux pas dire que ça n’évoluera pas. Tu veux dire que ça ne rapportera pas autant d’argent qu’espéré ». Et le sujet a ensuite été écarté.
« Tu veux dire que ça ne rapportera pas autant d’argent qu’espéré »
« Je crois que je me suis fait comprendre. . . . Ce sont des commerciaux, ce sont de bons commerciaux. Ils ne représentent qu’un ensemble de pratiques commerciales, de principes et d’éthique, et de politiques avec lesquelles je ne suis pas forcément d’accord », ajoute-t-il. Mais la rupture a lieu : lors d’une rencontre dans le bureau de Mark Zuckerberg, un avocat était présent.
Alors que l’équipe juridique tentait de minimiser les perspectives de monétisation, en disant que WhatsApp ne faisait qu’explorer des initiatives prometteuses mais sans les « mettre en œuvre », Mark Zuckerberg aurait fait comprendre à Brian Acton, dans des termes que l’intéressé a résumé en une phrase : « c’est probablement la dernière fois que tu me parles ». Ambiance.
Mensonge à l’Europe
Mais la monétisation de WhatsApp (qui doit démarrer en 2019 avec l’apparition d’encarts publicitaires, selon le Wall Street Journal) n’est pas le seul dossier dans lequel Brian Acton règle ses comptes. Au fil de la discussion avec Forbes, il sous-entend que la direction l’a incité à mentir à la Commission européenne lors du processus d’achat de WhatsApp par Facebook et sur le partage des données entre les deux services.
« J’ai été coaché pour expliquer qu’il serait très difficile de fusionner ou d’anonymiser les données entre les deux systèmes », affirme-t-il. Il ajoute que c’est le discours qu’il a servi à Bruxelles, alors que ni lui ni Jan Koum ne désiraient le faire. Ce mensonge était requis pour obtenir l’aval de l’exécutif européen, plus sourcilleux sur les questions de confidentialité et de vie privée que les autorités américaines.
« J’ai été coaché pour expliquer qu’il serait très difficile de fusionner ou d’anonymiser les données »
L’affaire remonte au mois d’août 2016. Au détour d’une mise à jour de ses conditions d’utilisation, WhatsApp a annoncé le partage des données personnelles des utilisateurs de WhatsApp avec Facebook, deux ans après son acquisition. Facebook avait prévu une sorte de période de grâce, qui n’a pas duré éternellement, pour que les utilisateurs opposés à cette connexion puissent exprimer leur refus.
Dans la mesure où les messages échangés sur WhatsApp sont chiffrés de bout en bout, la manœuvre consiste à croiser les numéros de téléphone qui servent d’identifiants avec l’historique des métadonnées qui montrent qui communique avec qui, quand, à quelle fréquence et où. Autrement dit, Facebook et WhatsApp n’ont pas eu l’impossibilité de faire cette liaison, contrairement à ce qui était affirmé.
La suite est connue : Bruxelles n’a pas apprécié cette dissimulation et a en mai 2017 infligé une amende à Facebook pour ces renseignements inexacts le mensonge sur le partage de données personnelles entre les deux services. Lors de l’acquisition, le réseau social jurait pourtant qu’il « ne serait pas en mesure d’associer automatiquement et de manière fiable les comptes d’utilisateur des deux sociétés ».
Le montant de l’amende a toutefois été bien modeste au regard des moyens de Facebook : 110 millions d’euros. Des sanctions et des mises en demeure au niveau national sont toutefois tombées, notamment en Allemagne, en France et en Italie. Cela étant, malgré le Règlement général sur la protection des données (RGPD), le site communautaire n’entend pas renoncer aux données de WhatsApp.
Un avertissement
Il reste désormais à observer quels effets les propos de Brian Acton auront sur les activités de Facebook mais aussi sur la perception qu’en a le public. L’on doute toutefois que ces déclarations inciteront le réseau social à revoir ses plans sur la monétisation ou l’usage des données personnelles — des scandales bien plus grands ont eu lieu et n’ont pas toujours fait bouger les lignes.
Ils pourraient toutefois donner à réfléchir à toutes les startups qui se développent et qui proposent des technologies qui pourraient intéresser le réseau social. Car le message de Brian Acton peut sonner comme un avertissement : se vendre, d’accord, mais à quel prix ? Une question-clé, mais dont la réponse risque d’être balayée par le montant du chèque que Facebook est prêt à faire pour obtenir ce qu’il veut.
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