Il est des subterfuges de communication politique qui fonctionnent hélas trop bien. Lors de l’interview du chef de l’État sur TF1 et France 2 ce jeudi soir, David Pujadas a parlé de « loi sur la déchéance de nationalité » pour évoquer avec François Hollande le très important projet de loi de « protection de la Nation » (sic). Tellement obnubilé par le grotesque article 2 du projet de loi qui rapproche les valeurs du Parti Socialiste de celles du Front National, le présentateur du journal en a oublié qu’il y avait surtout l’article 1er, sur l’état d’urgence.
Dans la semaine, une partie de la presse s’était déjà émue avec indignation forcée, accompagnant un élan spontané d’anti-parlementarisme des internautes, du fort absentéisme des députés lors de l’examen et du vote de cet article 1er, allant jusqu’à rechercher leurs excuses, voire à appeler les (é)lecteurs à demander des comptes. Alors qu’en réalité, il y avait ce jour-là dans l’hémicycle bien plus de députés qu’à l’accoutumée pour l’examen d’un texte de loi.
Un article essentiel et incroyablement dangereux
Mais sur le fond de cet article 1er qui inscrit l’état d’urgence dans la Constitution, on a finalement lu et entendu peu de choses. Beaucoup moins, en tout cas, que sur la déchéance de nationalité. Or il est essentiel et incroyablement dangereux. Lisez-le.
Pour comprendre pourquoi l’article 1er est dangereux et est tout le contraire d’une « protection de la Nation », il faut d’abord rappeler que le rôle du Conseil constitutionnel est de vérifier que les lois adoptées par le Parlement sont conformes à la Constitution. Si l’on change la Constitution, on change les fondements du contrôle constitutionnel.
Jusqu’à présent, l’état d’urgence pouvait être décidé par la loi, dans le cadre habituel de la Constitution. S’il était saisi, le Conseil constitutionnel pouvait dire si les mesures proposées par le législateur étaient compatibles avec le texte fondamental de la Cinquième République, et faire obstacle aux lois qui seraient disproportionnées. Certes, Manuel Valls s’est opposé à ce que le Conseil constitutionnel soit saisi de la loi sur l’état d’urgence de novembre 2015 (qui a des incidences pour le numérique), parce qu’il craignait justement cette censure. Mais des députés ou sénateurs inquiets auraient pu passer outre et saisir les sages. C’est une protection démocratique essentielle.
Paralyser le Conseil constitutionnel
Or que fait l’article 1er de la loi constitutionnelle, dont le fond a été si peu commenté ? Il ajoute dans la Constitution un nouvel article 36-1 qui dit que « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre » lorsque le gouvernement décide qu’il y a état d’urgence.
La majorité parlementaire pourra donc décider de mettre à peu près ce qu’elle veut comme mesures exceptionnelles de police, et s’il est saisi par des députés ou sénateurs inquiets dans l’opposition, le Conseil constitutionnel devra se borner à constater que la Constitution confère au Parlement le pouvoir de décider de ce qu’il est possible de faire.
L’article 36-1 créé ayant la même valeur juridique que tous les autres articles de la Constitution, et la même valeur que la Déclaration des droits de l’homme, le Conseil ne pourra pas ou difficilement trouver argument de l’incompatibilité des lois d’état d’urgence avec d’autres normes constitutionnelles. D’autant que le principe juridique lex specialis derogat generali (la loi spéciale déroge à la loi générale) pourrait trouver à s’appliquer.
Même, le Conseil constitutionnel ne pourra pas aller rechercher de normes supérieures dans la Convention européenne des droits de l’homme ou d’autres traités internationaux relatifs aux droits fondamentaux, puisqu’il estime que son rôle est de contrôler la conformité des lois avec la constitution, mais pas avec les engagements internationaux de la France — c’est le rôle des tribunaux, lorsque ces engagements sont d’effet direct.
« Ce que nous mettons en place, ce sont des mécanismes de contrôle très stricts sur le plan politique, comme sur le plan juridictionnel », avait promis Manuel Valls devant les députés, lors de la discussion du projet de loi constitutionnelle. Mais l’on peine à voir où sont ces contrôles stricts de la « protection de la Nation », à partir du moment où la Constitution est amendée pour désarmer le Conseil constitutionnel.
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