Signé sous l’égide du Président de la République Nicolas Sarkzoy, l’accord « pour le développement et la protection des oeuvres et programmes culturels sur les nouveaux réseaux » est riche en subtilités diplomatiques. Nous résumons ici le contenu de l’accord et ses implications réelles, décryptées paragraphe par paragraphe.

L’accord signé par les pouvoirs publics, les ayants droit de l’audiovisuel et de la musique, les chaînes de télévision et les prestataires techniques télécoms, est divisé en trois parties portant respectivement les engagements de chaque catégorie de signataires. Voici l’intégralité de l’accord, commenté point par point par nos soins.

  • Les pouvoirs publics s’engagent :
Ce que dit l’accord Notre analyse

A proposer au Parlement les textes législatifs et prendre les mesures réglementaires, permettant de mettre en œuvre un mécanisme d’avertissement et de sanction visant à désinciter l’atteinte portée aux droits de propriété intellectuelle sur les réseaux numériques. Ce mécanisme devrait reposer sur le principe de la responsabilité de l’abonné du fait de l’utilisation frauduleuse de son accès, actuellement posé à l’article L. 335-12 du Code de la propriété intellectuelle.

Cette autorité sera dotée des moyens humains et techniques nécessaires à l’avertissement et à la sanction. Sur plainte des ayants droit, directement ou à travers les structures habilitées par la loi à rechercher les manquements au respect des droits, elle enverra sous son timbre, par l’intermédiaire des fournisseurs d’accès à Internet, des messages électroniques d’avertissement au titulaire de l’abonnement.

En cas de constatation d’un renouvellement du manquement, elle prendra, ou saisira le juge en vue de prendre, des sanctions à l’encontre du titulaire de l’abonnement, allant de l’interruption de l’accès à Internet à la résiliation du contrat Internet ;

La loi DADVSI avait disposé une obligation de moyens des titulaires d’abonnement à Internet d’empêcher l’utilisation de leur abonnement à des fins de piratage. L’accord prévoit d’en faire une obligation de résultat, avec peine administrative de suspension voire de résiliation de l’abonnement en cas de manquement répété. Au mieux, il s’agira toujours d’une obligations de moyens, mais dont la charge de la preuve incombera à l’abonné postérieurement à sa condamnation.

Les messages et sanctions seraient pilotées par une autorité administrative « placée sous le contrôle du juge », c’est-à-dire dont les décisions seront susceptibles de recours auprès d’une Cour d’appel. Elle agira « sur plainte des ayant droits, directement ou à travers les structures habilitées par la loi à rechercher les manquements au respect des droits ». Depuis la « loi Fourtou« , ces dernières comprennent des organismes de défense professionelle comme l’Association de Lutte contre la Piraterie Audiovisuelle (ALPA). Le texte de l’accord ne dit rien sur les preuves à apporter en appui de la plainte, et semble au contraire soutenir le caractère automatique des avertissements et sanctions dès lors qu’une plainte est transmise à l’autorité publique.

Le texte parle d’un seul renouvellement, ce qui n’autorisera qu’un seul « manquement ». En pratique, le risque sera considérable. Si tout le monde a conscience que télécharger le dernier film sorti au cinéma est illégal, il existe tout une palette d’usage des œuvres dont l’illégalité n’est ni intuitive pour le justiciable, ni d’ailleurs forcémment illégale. L’accord vise sans distinction l’ensemble des « atteintes portées aux droits de propriété intellectuelle sur les réseaux numériques », ce qui vise aussi bien le partage sur les réseaux P2P que les utilisations de musique sans autorisation pour illustrer une vidéo sur YouTube, l’utilisation d’une image dans un blog, une revue de presse, etc. Sur Internet comme ailleurs, toute création est accompagnée d’un « droit de propriété intellectuel ». Sauf à créer une différenciation illégale entre les œuvres, toutes doivent mériter le même niveau de protection et les mêmes garanties. Ainsi, Ratiatum pourrait en théorie saisir l’autorité dès lors qu’un bloggeur recopie cet article sans respecter tout à fait la licence Creative Commons associée, et provoquer la résiliation de son abonnement à Internet… même s’il était de bonne foi et qu’aucun préjudice n’était avéré.

Enfin, l’ensemble des engagements des ayants droit étant suspendus à la mise en place effective de cette « riposte graduée », le Parlement sera décisif dans la mise en route de cet accord. C’est aussi une manière de forcer la main des députés. S’ils s’opposent à cette riposte graduée, ils seront ceux qui auront bloqué le développement des offres légales (voir plus bas à ce sujet).

Cette autorité disposera des pouvoirs de sanction à l’égard des fournisseurs d’accès qui ne répondraient pas, ou
pas de manière diligente, à ses injonctions.

Elle rendra publiques des statistiques mensuelles faisant état de son activité ;

Même les FAI qui n’ont pas signé l’accord (Télé2 et Darty) pourront être sanctionnés par l’autorité administrative s’ils ne collaborent pas avec les autorités pour sanctionner leurs clients. L’accord ne prévoit pas la possibilité pour les FAI de s’opposer aux décisions, par exemple en soulevant la faiblesse ou l’insuffisance d’un relevé de preuve.

Si les FAI ont accepté une telle clause, c’est par souci de ne pas confier un avantage concurrentiel à ceux qui ne seraient pas signataires.

Cette autorité disposera également, sous le contrôle du juge, de la capacité d’exiger des prestataires techniques
(hébergeurs, fournisseurs d’accès, etc.) toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un
dommage occasionné par le contenu d’un service de communication en ligne ;
Cette possibilité d’imposer un filtrage avait été contestée mais adoptée dans le volet civil de l’amendement Vivendi de la loi DADVSI. L’ordre ne pouvait émaner que de l’ordre judiciaire. Ici, il pourrait s’agir d’une simple décision administrative, susceptible d’appel.
A constituer, après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, un répertoire national des
abonnés dont le contrat a été résilié
pour les motifs évoqués ci-dessus ;

C’est probablement l’engagement le plus grave des pouvoirs publics. Il prévoit qu’un fichier des « pirates » dont l’abonnement est résilié soit créé pour les empêcher de souscrire un autre abonnement à Internet chez un autre FAI.

Une analyse des décisions de la CNIL permet de mettre en doute qu’un accord sera donné. Prenons deux exemples d’un tel fichier : le fichage bancaire liés aux incidents de paiement de crédits, et le fichier des personnes à risques des loueurs de véhicules.
Dans sa délibération n° 88-083 du 5 juillet 1988, concernant les fichiers bancaires, la CNIL a demandé à ce que le fichage soit limité aux « cas présentant un niveau grave d’impayé », et surtout que la conservation du nom dans le fichier soit « pertinente et non excessive au regard notamment de la somme due, du nombre d’impayés et de la diligence dont a fait preuve le débiteur pour régulariser son dossier« . Dès le crédit remboursé, le fichage doit disparaître. Idem pour les fichages des mauvais payeurs chez les loueurs de véhicules. « Les données enregistrées à la suite d’un impayé devraient être supprimées dès lors que le montant de la facture est réglé« , indique la CNIL dans sa délibération n° 03-012 du 11 mars 2003. Comment un fichier lié au piratage pourrait-il se conformer à cette exigence? Faudra-t-il payer la/les œuvres qui ont donner lieu au fichage ?

De plus, l’article 5c) de la Convention du 28 janvier 1981 du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel prévoit que les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé doivent être pertinentes, adéquates et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. Or en l’espèce, il semble excessif de supprimer l’accès à Internet, c’est-à-dire de priver l’abonné de toutes les ressources numériques, pour une récidive de piratage.

Enfin, il s’agirait par nature d’un fichier d’infractions et de condamnations d’actes de nature pénales… c’est-à-dire à un casier judiciaire parallèle. Le Parlement ne saurait l’accepter.

A publier mensuellement un indicateur mesurant, par échantillonnage, les volumes de téléchargements illicites
de fichiers musicaux, d’œuvres et de programmes audiovisuels et cinématographiques ;
Sauf à fournir aux frais du contribuable un outil statistique au service de l’industrie culturelle, on ne voit pas bien où est l’intérêt d’une telle publication. Il s’agira certainement, grâce aux chiffres, de justifier l’octroi de crédits à l’autorité, en démontrant l’ampleur du « problème » et la nécessité de renforcer la lutte.
A solliciter de l’Union européenne une généralisation à l’ensemble des biens et services culturels du taux de TVA réduit, cette mesure devant bénéficier en tout ou partie au consommateur à travers une baisse des prix publics. Est-ce la mesure la plus opportune dans l’état actuel de la finance publique ? Ce sera autant de recettes fiscales en moins pour financer, notamment… l’autorité administrative visée par cet accord.
  • Les ayants droit de l’audiovisuel, du cinéma et de la musique, ainsi que les chaînes de télévision s’engagent :
Ce que dit l’accord Notre analyse

A s’organiser pour utiliser les dispositifs légaux existants et à collaborer de bonne foi avec les plates-formes d’hébergement et de partage des contenus pour évaluer, choisir et promouvoir des technologies de marquage et de reconnaissance des contenus (fingerprinting ou watermarking) communes aux professions concernées, ainsi que pour mettre à disposition les sources permettant l’établissement des catalogues d’empreintes de référence aussi larges que possible,

étant rappelé que le développement de ces techniques ne limite pas l’obligation faite aux platesformes d’engager toute mesure visant à combattre la mise en ligne illicite de contenus protégés ;

Cet engagement doit faciliter la mise en place de filtres sur les plateformes comme YouTube ou Dailymotion, grâce à une base de données de référence d’œuvres à protéger.

La dernière partie de ce paragraphe, située étrangement dans les engagagements des ayant droits et diffuseurs TV, est celle qui a provoqué le refus de signer de Dailymotion et Kewego. Elle semble faire peser une obligation générale de moyens très large sur les plateformes vidéo.

A aligner, à compter du fonctionnement effectif du mécanisme d’avertissement et de sanction, l’ouverture effective de la fenêtre de la vidéo à la demande à l’acte sur celle de la vidéo physique ; Les professionnels de l’audiovisuel s’engagent à ramener à 6 mois la fenêtre VOD, en l’alignant sur celle des DVD. C’est une mesure de bon sens pour le développement de la vidéo à la demande, mais qui est subordonnée à la mise en place préalable du « mécanisme d’avertissement et de sanction ». Comme si cet alignement n’était pas souhaitable dans un environnement de piratage libre où, comme actuellement, la plupart des films sont pourtant déjà disponibles bien avant la fenêtre des 6 mois. On cherche encore la logique.
En réalité, il s’agit surtout de garder une carte en main si le gouvernement ou le parlement reproche aux producteurs de ne pas avoir une offre légale séduisante : « c’est prévu, mais vous deviez d’abord nous assurer un environnement sécurisé, alors faites-le et vous critiquerez après ».
A ouvrir des discussions devant conduire, dans un délai maximal d’un an à compter du fonctionnement effectif du mécanisme d’avertissement et de sanction, à réaménager, sous l’autorité du ministère de la Culture et de la Communication, la chronologie des médias avec notamment pour objectif de permettre une disponibilité plus rapide
en ligne des œuvres cinématographiques et de préciser les modalités d’insertion harmonieuse de la fenêtre de la vidéo à la demande dans le système historique de segmentation en fenêtres d’exploitation de cette chronologie ;

Les ayants droits s’engagent à réviser la chronologie des médias au maxium 1 an après la mise en route effective des avertissements et sanctions. Même logique que ci-dessus, avec probablement un effort supplémentaire compte tenu de la concurrence de l’offre pirate qui remet en cause la chronologie des médias, et la durée du maintien en salles des films, de plus en plus courte.

A noter que cette révision de la chronologie des médias était déjà prévue.

A faire leurs meilleurs efforts pour rendre systématiquement disponibles en vidéo à la demande les œuvres cinématographiques, dans le respect des droits et exclusivités reconnus ; On appréciera la langue de bois. « Faire les meilleurs efforts… dans le respect des droits et exclusivités reconnus ». En clair, le monde du cinéma ne s’engage à rien sur la disponibilité des offres, ni en terme de catalogue, ni en terme de couverture des différentes offres légales.
A faire leurs meilleurs efforts pour rendre disponibles en vidéo à la demande les œuvres et programmes audiovisuels et accélérer leur exploitation en ligne après leur diffusion, dans le respect des droits et exclusivités reconnus ; Idem, pour l’audiovisuel.
A rendre disponible, dans un délai maximal d’un an à compter du fonctionnement effectif du mécanisme d’avertissement et de sanction, les catalogues de productions musicales françaises pour l’achat au titre en ligne sans mesures techniques de protection, tant que celles-ci ne permettent pas l’interopérabilité et dans le respect des droits et exclusivités reconnus ;

C’est ici plus subtile, mais ça revient sensiblement au même. L’industrie du disque française semble s’engager à abandonner les DRM pour les œuvres des productions françaises, mais uniquement pour l’achat au titre (donc pas les albums, ni les abonnements, ni le streaming), et sous respect des droits et exclusivités reconnus… ce qui exclue les œuvres pour lesquelles les contrats d’édition prévoieraient explicitement une protection par DRM. Enfin, il ne s’agit pas d’un abandon total des DRM, puisque les labels se réservent la possibilité d’y revenir si elles trouvent le graâl de « l’interopérabilité »… dont on a vu avec DADVSI que la définition était des plus flexibles.

Cet « engagement » lui aussi ne vaudra que dans l’année suivant le fonctionnement du mécanisme d’avertissement et de sanction. C’est-à-dire probablemetn au mieux en 2009.

  • Les ayants droit de l’audiovisuel, du cinéma et de la musique, ainsi que les chaînes de télévision s’engagent :
Ce que dit l’accord Notre analyse
S’agissant des fournisseurs d’accès à Internet :
– à envoyer, dans le cadre du mécanisme d’avertissement et de sanction et sous le timbre de l’autorité, les messages d’avertissement et à mettre en œuvre les décisions de sanction ;
Les FAI mettront en œuvre la riposte graduée. Ils n’ont de toute façon pas le choix, puisqu’en cas de refus, ils seront passibles de sanction (voir plus haut).
– dans un délai qui ne pourra excéder 24 mois à compter de la signature du présent accord, à collaborer avec les ayants droit sur les modalités d’expérimentation des technologies de filtrage des réseaux disponibles mais qui méritent des approfondissements préalables, et à les déployer si les résultats s’avèrent probants et la généralisation techniquement et financièrement réaliste ; Nouvelle leçon de langue de bois. Les FAI s’engagent à « expérimenter » des technologies de filtrage d’ici 2 ans, et à ne les déployer que si les résultats sont « probabants », et si la généralisation de ces techniques est à la fois « techniquement et financièrement réaliste ». Qu’est-ce que le réalisme ? Nul ne le sait. S’engager à tester d’ici 2010 et ne déployer (sans délai) que si c’est probant et réaliste, c’est ne s’engager à rien. Il s’agit d’une pure déclaration d’intention, sans conséquence aucune.
S’agissant des plates-formes d’hébergement et de partage de contenus à collaborer de bonne foi avec les ayants droit, sans préjudice de la conclusion des accords nécessaires à une utilisation licite des contenus protégés, pour :

– généraliser à court terme les techniques efficaces de reconnaissance de contenus et de filtrage en déterminant notamment avec eux les technologies d’empreinte recevables, en parallèle aux catalogues de sources d’empreinte que les ayants droit doivent aider à constituer ;

Cet engagement a déjà été anticipé par les plateformes qui ont commencé à mettre en œuvre des procédés de filtrage par watermarking ou fingerprinting. Mais de plus, sans la signature de la moindre plate-forme, l’engagement n’en est pas un… puisqu’il n’engage personne.
– définir les conditions dans lesquelles ces techniques seront systématiquement mises en œuvre. Les plateformes s’engagent à informer leurs partenaires des conditions du partenariat… ça ne coûtait pas grand chose.

« Ces principes généraux, une fois mis en œuvre, feront l’objet, après un an d’exécution, d’une réunion des signataires du présent accord sous l’égide du ministère de la Culture et de la Communication et du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Emploi qui donnera lieu à l’établissement d’un rapport d’évaluation rendu public », peut-on lire en conclusion de l’accord.


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