Parmi près de 150 articles, le projet de loi Loppsi adopté lundi par le Parlement en contient au moins deux qui risquent la censure du Conseil constitutionnel. Il s’agit bien sûr de l’article 4 sur le filtrage sans contrôle judiciaire, mais aussi de l’article 2 qui derrière l’objectif initial de lutter contre l’usurpation d’identité, cache en fait une atteinte grave à la liberté d’expression.

C’est donc fait. Après des années de retards et de reports, le projet de loi Loppsi a été adopté définitivement lundi soir par le Parlement, après son examen en commission mixte paritaire. Avant d’être promulgué par le Président de la République, il devra cependant faire l’objet d’un examen par le Conseil constitutionnel, qui promet d’être complexe. Les sages ne disposent pas plus de temps pour examiner un projet de loi à article unique que pour examiner ce pavé législatif riche de 142 articles. Un mois après sa saisine par les députés de l’opposition, la décision du Conseil devra être rendue.

Dans le texte final, deux articles attirent particulièrement l’attention pour ceux qui s’intéressent aux libertés publiques sur Internet. Il s’agit de l’article 2 qui vise officiellement l’usurpation d’identité, mais qui est en fait nettement plus ravageur, et l’article 4 sur le blocage des sites pédopornographiques sans contrôle judiciaire. Deux articles qui risquent la censure du Conseil constitutionnel.

L’article 2 dit en effet que « le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou de faire usage d’une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende« . Comme nous l’avions noté lors des débats parlementaires, la formulation retenue est beaucoup plus large que la simple usurpation d’identité visée dans les motifs de la loi, puisqu’elle vise le simple « usage » de données d’un tiers.

« La rédaction de cet article a une portée extrêmement large, et qui va porter une atteinte directe à la liberté d’expression« , s’inquiète Nicolas Poirier, directeur juridique de Wikio Group (éditeur d’Overblog, Nomao, ebuzzing et Wikio). « Cet article devrait prévoir l’exception de parodie, de satire : il est particulièrement courant, notamment sur internet, que des faux-profils, blogs, comptes, mais clairement identifiés comme tel aux et par les internautes, circulent, et ils constituent le plus souvent des viviers d’informations pertinentes et dont l’intérêt n’est pas contestable« , nous explique-t-il. « Cet article rendra potentiellement illégaux « Les Guignols » ainsi que la « Chronique de Carla » dans le Canard Enchainé. Des parodies de ce type existent aussi sur internet, et seront tout aussi condamnées« .

Or la liberté d’expression est un droit fondamental que le Conseil constitutionnel doit protéger, et qui devrait conduire les sages à censurer au moins la deuxième partie du texte sur l’usage des données de tiers. C’est aussi la liberté de la presse qui est en jeu. « Le fait pour un journal ou site de désigner X comme un ministre et de lui reprocher (par exemple) un conflit d’intérêt sera illégal, de par cette formulation« , s’inquiète Nicolas Poirier.

Par ailleurs, l’article 4 du projet de loi Loppsi écarte le juge du blocage des sites. Il dispose que « lorsque les nécessités de la lutte contre la diffusion des images (à caractère pédopornographique) le justifient, l’autorité administrative notifie aux (FAI) les adresses électroniques des services de communication au public en ligne (…) auxquelles ces personnes doivent empêcher l’accès sans délai« . Ajouté dans les premières lectures du texte, puis retiré, le contrôle judiciaire a totalement disparu du dispositif. La police décide, les FAI appliquent. Sauf à ce que ces derniers contestent l’ordre devant un tribunal administratif, la légalité du blocage ne sera pas examinée, pas plus que l’illégalité des sites présumés pédopornographiques, qui pose pourtant problème.

En se refusant de faire intervenir le juge, officiellement par souci d’efficacité et de rapidité, le gouvernement fait peser au texte un grand risque d’illégalité constitutionnelle. Dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi Hadopi 1, les sages n’avaient accepté le filtrage qu’à la condition que la « juridiction saisie » ne prononce « que les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause« . Or ici il n’y a ni saisie d’une juridiction, ni contrôle de la proportionnalité de la demande de blocage. Sauf à ce que le Conseil constitutionnel juge que la lutte contre la pédopornographie justifie toutes les atteintes aux autres droits fondamentaux, le texte devrait en toute logique être censuré. C’est aussi semble-t-il l’avis de la Commission Européenne, qui a rappelé récemment que « les mesures de nature à restreindre (la liberté de communication) » doivent obligatoirement « être soumis à des garanties procédurales appropriées en conformité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et avec les principes généraux du droit communautaire, y compris la protection judiciaire effective et le droit à un procès équitable« .

Nicolas Poirier rappelle pour sa part qu’en tant qu’hébergeur, Wikio coopère « depuis plusieurs années déjà avec l’Oclctic (office central de lutte contre la cybercriminalité liée au technologies de l’information et de la communication) en communiquant régulièrement tout site qui pourrait revêtir un aspect pédophile, cela afin de permettre aux enquêteurs de faire des constats et d’obtenir l’identité du pédophile sans que ce dernier en soit averti, et ne disparaisse de la circulation« . Or avec l’article 4 qui préfère l’enfouissement à l’action, « c’est l’efficacité de la lutte contre les pédophiles présumés qui sera compromise« , craint le juriste.

Pour mémoire, le Parti Pirate a publié une proposition de texte de saisine du Conseil constitutionnel sous licence libre, qui détaille ces questions.

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