À travers le dédale de la rue Sainte Anne, dans le 1er arrondissement parisien, Guillaume Jamar navigue en terrain connu. Les izakayas (brasseries nippones) et autres shokudos (cafétérias traditionnelles) qui peuplent le quartier japonais de la capitale n’ont plus de secrets pour lui. « On peut aller là si tu veux. C’est bon, il y a de tout et c’est pas trop cher », conseille-t-il en guide culinaire avisé. Il est presque 14h30, les estomacs commencent à gronder.
En avalant tranquillement sa soupe miso, le jeune homme de 26 ans, cheveux bruns hirsutes, yeux noisette et barbe de quelques jours, revient un peu sur son parcours. S’il connaît bien les lieux, c’est qu’il a eu le temps d’en faire sa cantine. Diplômé de l’ECITV (école du web, du digital et de l’audiovisuel), il a travaillé pendant deux ans en alternance au Comité régional du tourisme Paris?—?Île-de-France, situé à deux pas. Un rôle de community manager qu’il a quitté en septembre pour se concentrer exclusivement sur Ichiban Japan (qu’on peut traduire par « le meilleur du Japon »), une série documentaire lancée en 2012 sur YouTube dans laquelle il partage ses aventures sur l’archipel au gré des épisodes.
Aujourd’hui, sa chaîne compte près de 2 millions de vues et 60 000 abonnements. N’y voyez pas pour autant un quelconque signe de triomphalisme ou d’ego mal placé, bien éloignés du caractère du bonhomme. Lui profite et embrasse ce succès inespéré. En ce mois de mars, il s’apprête à re-décoller pour la 9e fois pour un séjour d’un an dans ce qu’il convient d’appeler « son deuxième pays ».
D’une passion culturelle au départ à l’aventure
Sa passion pour le Japon, il le dit lui-même, n’a rien d’original. Apparue par le biais des livres et dessins animés, c’est petit à petit qu’il s’est intéressé aux traditions, à mesure qu’il découvrait plus en détail des contrées parfois sauvages : « La culture manga, anime, c’est comme le cinéma hollywoodien aux États-Unis il y a quelques années. On avait tous envie d’aller visiter New York, Los Angeles… Maintenant c’est pareil avec le Japon. Ça a pris du temps, l’essor s’est fait petit à petit. Au fur et à mesure, on arrive à un âge où l’on peut voyager, où l’on voit que ce n’est pas si inaccessible que ça. »
La preuve : le recours à des totems nippons comme les sakuras (cerisiers en fleur) fait désormais partie intégrante de la communication des offices de tourisme et autres agences de voyage.
Il y a cinq ans, donc, Guillaume décide de franchir le pas en prenant ses billets d’avion pour partir à l’aventure. « Je me disais que je pouvais m’en sortir pour pas trop cher (entre 500 et 700 euros pour un aller-retour) donc j’ai foncé », raconte-t-il. En quatre mois, il parvient à apprendre le japonais par ses propres moyens et travaille ses idéogrammes (kanji) dans le métro : « Quand tu vois les idéogrammes, ça te transporte, t’es déjà dans ton voyage ».
La comédie Wasabi en guise de préparation
En cette année 2012, un an seulement après la catastrophe de Fukushima, les inquiétudes mais surtout les moqueries (« tu vas revenir avec un troisième testicule ») sont légion avant son départ : « Il y avait beaucoup de préjugés qui circulaient, j’avais envie de montrer à mes potes et ma famille ce qu’il en était vraiment . Les gens pensent qu’il n’y a plus rien à Fukushima alors qu’il y a une ville tout à fait normale à 90 kilomètres de la centrale » explique-t-il en terminant son donburi, ce plat typique composé d’un bol de riz accompagné d’une garniture.
Une fois sur place, l’Essonien (91) filme ses péripéties afin de les rapporter à ses proches et à celles et ceux qui pourraient être intéressés par une virée au pays du soleil levant : « À l’époque, quand je préparais mon voyage, je n’avais pas trouvé beaucoup de choses [sur Internet]. Je me suis dit que ça pourrait être sympa de faire des vidéos pour d’autres qui passeront après, ça leur permettrait de voir à quoi ça peut ressembler. »
Il poursuit : « Je m’étais mis en condition avant de partir, j’avais maté Wasabi avec Jean Reno, le docu d’Antoine de Caunes Toqué de Tokyo … Plein de trucs comme ça pour me chauffer un peu. Je me suis dit : ‘si moi aussi je peux chauffer des gens, je vais le faire’ ».
La clé du succès ? La rencontre avec les habitants
Au fil des épisodes, celui qui semble plus connu sous son surnom de « Guigui » retrace ses rencontres avec des locaux. Lui qui correspondait sur le Net avec deux ou trois Japonais lors de son premier séjour, avant de les rencontrer sur place, réalise que la machine se met vite en marche : « À force de bouger, tu rencontres des gens, leurs amis, des amis d’amis, etc. ». Yuriko, Mutsumi, Kazu… sont désormais autant de personnalités récurrentes dans les épisodes du voyageur. Et c’est peut-être là tout la force d’Ichiban Japan : ses interactions avec les habitants.
L’intéressé l’explique assez facilement : « Je trouve que c’est ce qui manquait un peu dans les récits de voyage. Soit on généralisait en disant : ‘tous les Japonais sont comme ça’, soit c’était un regard de touriste qui en réalité ne les connaît pas. J’aime beaucoup les contrastes, les nuances, plutôt que le simple fait de dire : ‘voilà c’est comme ça’. C’est un pays avec beaucoup de contrastes. »
À première vue, le récit de cette success story d’un énième YouTubeur semble relever du conte de fées. Sans fausse note. Sans accroc. Sans galère. Pourtant, tout a failli s’arrêter en septembre dernier. Sans un baroud d’honneur au salon du tourisme pour les pros, en partant à la pêche aux partenariats, tout aurait pu se terminer.
Un financement fragile
Guillaume Jamar déconstruit immédiatement le mythe de l’influenceur qui croule sous les propositions rémunératrices : « Durant mes sept premiers voyages, je finançais tout moi-même, avec aussi la cagnotte en ligne sur Tipee qui m’a aidé à payer le matos et une partie des activités payantes comme aller voir un tournoi de sumo, bouffer dans un vrai restaurant de sushis, etc. Le huitième [séjour] a été le premier où j’ai pu intégrer des sponsors, comme dans l’épisode dans le nord de l’île d’Honshu, dans la préfecture d’Akita, où je parle des bus de nuits de la Japan Bus Lines. Il y a aussi un autre truc avec la ville de Matsue (préfecture de Shimane). Mais c’est juste du défraiement, il n’y a rien qui entre dans mes poches. »
Le documentariste, loin de masquer ces petits arrangements, les mentionne clairement dans ses vidéos non sans les tourner en dérision. Une honnêteté qui plaît et renforce sa proximité avec le public.
Pour son séjour d’un an à Tokyo, l’entreprise Global Daily lui donnera un coup de main afin monter plus facilement des partenariats. Des clients pourront ainsi demander de mettre en avant tel service, tel magasin ou telle ligne de transport : « Je peux par exemple parler dans un épisode d’une ville desservie par cette ligne en disant qu’on peut aussi faire ça, aller à tel endroit…. C’est assez libre. »
« Mon docu, c’est mon boulot au final »
Le repas terminé, l’heure est venue de mettre fin à cette première vraie rencontre avec Guigui. La deuxième aura lieu trois jours plus tard, à l’occasion d’une « bye-bye party » avec tous ses potes-connaissances-supporters. Plus d’une cinquantaine de personnes (d’après la police, une centaine selon les syndicats) sont venues lui adresser quelques mots avant son départ à l’autre bout du monde.
L’hôte a troqué son sweat de basket contre une veste en laine marron qu’on retrouve dans plusieurs épisodes. Malgré des yeux à l’évidence fatigués par le montage tardif de sa dernière vidéo, il pose son regard perçant sur l’assistance. Tranquillement, il prend le temps de discuter avec chacun. « Même si c’est chronophage, j’essaie de toujours répondre aux questions » explique-t-il, « je mets aussi un maximum d’éléments dans les FAQ. Il y a énormément de personnes qui veulent me voir quand je suis au Japon, ça fait hyper plaisir. Après certains veulent ‘un guide gratuit’, d’autres sont en vacances et pensent que je le suis aussi alors que mon docu c’est mon boulot au final. C’est l’effet de proximité des vidéos, donc je comprends tout à fait. »
Un grand jeune homme brun fait son irruption dans le hall. Guillaume l’introduit : « Je vous présente PandRezz, c’est lui qui réalise toutes les musiques des épisodes ». Des applaudissements s’ensuivent, salués par une main levée, discrète. C’est lui l’auteur du gimmick lancinant « mata yo », deux mots qui lancent le générique d’Ichiban Japan. Un remix de « la chanson des quatre saisons » (« Shiki no Uta »)?—?version Minmi et Nujabes?—? de l’anime Samuraï Champloo qui chatouille les oreilles des internautes.
C’est l’occasion pour l’Essonien de revenir sur sa rencontre avec le musicien : « Je l’ai connu à l’école, on était dans la même classe. Un jour on discute un peu, il me dit qu’il fait de la musique et ça tombe bien parce que je suis à la recherche d’un son pour le générique du documentaire. En une soirée, il m’a envoyé un truc super lourd que j’ai gardé depuis. J’ai aussi intégré trois autres potes (Nimano, 97Special et Orikami) qui ont un label franco-japonais et qui composent sur le concept des short stories. »
Flashbacks, short stories… des vidéos diversifiées
Ce nouveau format, à l’instar du flashback (dans lequel il part retrouver des gens rencontrés lors de ses précédentes visites) ou du vlog (format épuré, impressions données au moment du tournage), vient diversifier l’offre de reportages de la chaîne YouTube.
L’idée ? Montrer des endroits que Guillaume a visité mais qu’il n’a jamais montré, la faute à ce manque d’un petit truc en plus, de rencontres… « Les short stories me permettent de diffuser presque tout comme lorsque j’ai fêté Halloween au Japon ou quand je suis allé dans la forêt des suicides ». Guigui, un adepte du tri sélectif. Pas spécialement pour réduire l’empreinte écologique mais plutôt pour « proposer des choses plus sympas ».
La salle se vide petit à petit. Derniers remerciements et encouragements avant, peut-être, une prochaine welcome party dans 12 mois. À l’heure qu’il est, le documentariste vient tout juste de poser le pied sur l’archipel, à Nagoya. Dans une semaine, il rejoindra le tumulte de la vie tokyoïte pour continuer à faire vivre Ichiban Japan. Du moins pendant encore un temps. Car lorsqu’on l’interroge sur sa vision des choses à moyen terme, Guillaume Jamar affiche moins de certitudes.
Incertitudes, road-trip et aboutissement
Se projeter dans le futur ? Pas facile pour celui qui a toujours profité de l’instant présent. Il garde néanmoins quelques idées : « Là, ça va faire cinq ans que je suis sur mon projet, depuis 2012. En 2014, j’ai lancé la saison 2 et commencé à faire ça comme il faut. Au fur et à mesure, je me suis dit que mon objectif serait de ne faire que ça pendant un an en vivant sur place, au Japon. Je ne demande pas plus. Une fois que j’aurais fait ça, je pourrai arrêter. J’aurais réalisé ce que je voulais. Donc peut-être que ce sera la fin. Après, douze mois, ça passe vite… Je ne sais pas. J’aime bien quand les choses ont une fin, qu’on ne tire pas trop sur la corde donc je verrai, ça dépendra. »
Dans un coin de sa tête, Guillaume Jamar pense toujours à la possibilité de devenir guide touristique dans une ville. Il avait sérieusement considéré cette option quand il ne savait pas encore s’il allait pouvoir vivre de ses vidéos. « En fait, je viens d’avoir une idée », coupe-t-il brusquement. « Il y a un truc que j’aimerais faire, annonce-t-il un sourire en coin et le regard rieur, « je voudrais partir de Tokyo et aller jusqu’à Nagasaki en faisant du stop ou à vélo. Faire tout le chemin jusque là-bas, ça pourrait être sympa, avec pas mal de rencontres, d’aventures sur la route… »
Un road-trip en forme de clin d’oeil supplémentaire aux fans de Samurai Champloo, l’un de ses anime préférés. Et peut-être une bonne occasion de boucler la boucle en combinant son amour des mangas à sa passion des voyages, comme un potentiel dernier coup d’éclat pour Ichiban Japan.
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