Rares sont les œuvres qui réussissent l’hybridation entre l’engagement d’un discours et la réussite esthétique. L’année 2016 vient de nous en livrer une : l’album Hopelessness d’Anohni. Un album brûlant, tellurique et visionnaire.

En une phrase, Hopelessness est à la pop ce que Citizen Four était au documentaire. Il est d’ailleurs étonnant de voir combien les deux œuvres se répondent et se complètent particulièrement bien.

Un album pop pour dénoncer la surveillance de masse entre autres drames de la modernité, ce n’était pas un défi facile, même pour Antony Hegarty. Pourtant, lorsque le disque Hopelessness s’achève, nous sommes au bord des larmes, le cœur battant et l’esprit éveillé. Avant de saisir l’ampleur politique et artistique de l’objet artistique, il faudrait revenir sur une vie fascinante, celle d’Antony Hegarty, que Lou Reed appelait mon ange.

Si vous ne savez pas encore qui est Antony ou désormais ANOHNY, vous avez peut être pu entendre dans la série Sense8 de Netflix sa si reconnaissable voix. Les sœurs Wachowski l’avaient alors choisie pour sublimer une rupture… Elle interprète alors Knockin’ On Heaven’s Door de Dylan. Vous voici prévenu quant à la mélancolie de l’artiste.

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For today i am a boy

Clarifions rapidement les choses : Antony Hegarty n’est pas une artiste joyeux, c’est une âme d’une rare intensité. Sa voix déchirante, sa sensibilité vibrante et son sens de la mélodie en on fait une artiste que l’on ne conseille pas d’écouter lors de vos prochaines fêtes estivales. Non, Antony est bouleversant Dans la filiation de Kate Bush et de Lou Reed, la transgenre a livré avec son groupe de pop orchestrale Antony and the Johnsons des albums d’une très grande maîtrise. Pour le dire vite, la chanteuse et poétesse est du wild side de Reed, elle est de la laideur sublime de Baudelaire, elle est dotée d’une voix dont rien que le timbre hérisse le poil du mélomane.

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Peu d’albums ont autant accompagné mes jours pluvieux et mélancoliques que le grandiose I’m a Bird Now. Et c’est ainsi que beaucoup d’entre nous, les initiés à l’extrême fragilité d’Antony, ont d’abord connu l’artiste.

Tout est d’une grande cohérence sur ce projet musical datant de 2005 et qui est aussi son deuxième album. Accueillant dans son groupe à la fois Lou Reed, Boy George ou encore Rufus Wainwright, Antony s’inscrivait dans une immense filiation. Et malgré la présence de légendes sur les compositions, toute la puissance harmonieuse de l’album est contenue dans une discrète mais sincère détresse. Un sentiment d’urgence qui saisit à la fois les compositions et les textes, l’ultime crescendo joué au piano sur le bluffant Hope There’s Someone donne par ailleurs tout de suite le ton.

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Grandiloquente Antony ? Certainement, sa voix de diva lui permet aisément de voler au dessus des notes et l’orchestration épique de l’album y ajoute beaucoup. Et pourtant, la dextérité d’Antony se trouve dans sa propre pureté, dans son rapport à la musique. L’honnêteté d’un humain face à lui-même, en somme. Dure, Antony peut l’être, mais sur cet album des débuts, la chanteuse nous conduit passionnément dans un onirisme tragique, dans lequel elle devient un oiseau, libre enfin. Et le petit garçon qu’elle était rêve déjà d’être une femme. La performance vocale tenue sur For Today I Am A Boy n’est pas qu’impressionnante, elle nous fait affronter l’impossible condition des transgenres.

Enfin, comment ne pas évoquer l’hymne soul, auquel Lou Reed prête sa voix, Fistful of Love dont le texte aussi ambiguë que poétique captive son auditoire avec un torrent de cuivres comme on les aime sur les vraies chansons d’amour.

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Nous ne sommes alors qu’en 2005, l’album qui figure parmi les plus tristes de ma liste des albums les plus tristes s’échange alors sous le manteau en France, dans la confidentialité de la sphère des blogueurs mélomanes. Alors même qu’il remportera à l’étranger un prix Mercury. Ce n’est que le début de la transformation lente et progressive d’une chenille en papillon : c’est une métamorphose ovidienne qui s’entame alors.

I am a bird girl now
I’ve got my heart
Here in my hands now
I’ve been searching
For my wings some time
I’m gonna be born

Anohni, rebelle d’un genre nouveau

Après quatre albums sous le nom d’Antony and the Johnsons, Antony Hegarty a décidé d’opérer sur elle-même une révolution et de se faire appeler comme elle se faisait appeler dans la vie : Anohni. Loin de vouloir polémiquer sur ceux qui l’appellent encore Antony, la transsexuelle préfère que l’on commente son art à sa vie personnelle. Mais dès lors qu’elle prend pour la scène son véritable nom et non le nom de l’homme qu’elle était, elle nous propose une nouvelle étape de sa vie. Et ce premier jour du reste de sa vie est magistralement ouvert par ce premier album, Hopelessness.

Hopelessness convoque toujours la voix si unique de la chanteuse, qu’elle utilise encore avec la puissance qu’on lui connaît. Mais ici, la pop orchestrale n’est plus de mise. Anohni a en effet produit cet album avec deux pointures de la musique électronique, Hudson Mohawke et OPN. Le premier fait parti du duo TNGHT et a collaboré sur The Life Of Pablo de Kanye West et le second Oneohtrix Point Never est une jeune pointure voguant sur les eaux de la musique expérimentale. Un changement de nom et d’identité musicale, tout en cohérence avec ce qu’elle a toujours été.

La chanteuse confesse par ailleurs que malgré le titre de l’album, Hopelessness pour désespoir, il s’agit en réalité d’un réveil personnel qu’elle veut crier au monde. L’album s’approchant du pamphlet est écrit et composé par l’indignation d’une femme devant un monde aux relents apocalyptiques. En cela, Anohny est passé du désespoir au réveil pour trouver la colère.

Le premier titre diffusé de l’album mett au clair la démarche de l’artiste : accompagné d’un clip oppressant, Drone Bomb Me est éloquent, cru et violent. « Blow my head off/Explode my crystal guts ». Non,il n’est pas question de nos drones DJI ici, mais bien des drones armés utilisés par les forces américaines à travers le monde. En prenant le point de vue d’une petite fille dont la famille vient d’être assassinée par un drone, elle hurle son indignation et interroge à quand sera son propre tour.

La première chanson s’avère glaciale, on reste un peu sous le choc et le pamphlet contre une Amérique violente et décadente ne fait que commencer. Le clip qui accompagne le titre met en scène Naomi Campbell enchaînée, prête à se faire assassiner lâchement où tuer grâce une machine de guerre volante pilotée à des kilomètres est présenté comme ultime preuve d’un monde absurde.

Et malgré cette ouverture intense, Anohni n’a aucune intention de laisser notre conscience tranquille pendant la suite de l’album. Don’t shy away ! Soyez prêts, le brûlot commence seulement pour se poursuivre sur l’épique 4 DEGREES. Ouvertement écolo et féministe, Anohni parle de nous, de la Terre et de l’apocalypse que nous sommes en train de construire, inconscients et impunis dans une société de la toujours plus grande consommation.

Vient ensuite Watch Me, la chanson à laquelle Snowden aurait pu participer — cela aurait été beaucoup plus convaincant que sa collaboration faiblarde avec Jean-Michel Jarre. Sur une chanson appuyée par des nappes langoureuses, la chanteuse dévoile une voix plus sensuelle que jamais pour un titre que l’on pourrait croire sortie d’un album de diva pop à-la-Madonna. Susurrant un « Ooooh Daddy! Daddy! » en guise d’introduction, le morceau prend une tournure bien moins sexuelle dès les couplets qui révèlent l’ironie et la puissance des paroles : « Watch me in my hotel room/Watch my outline as I move from city to city/Watch me watching pornography/Watch my talking to my friends and my family ! »

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Le langoureux daddy désigne en réalité le Big Brother ultime et la déclaration passionnelle devient alors un cri de guerre contre la surveillance de masse. Le refrain, apothéose de l’ironie d’Anohni, lance un cynique : « I know you love me/‘Cause you’re always watching me ».

On pourrait parler ainsi de chacun des onze titres de l’album qui, mêlant éléments de la vie d’Anohni et critiques virulentes contre nos sociétés, ont réussi à nous convaincre. Mais il s’agit aussi de laisser chacun construire son lien, son rapport intime à l’indignation de l’artiste. Parce qu’Anohni ne fait pas que chanter, elle nous requiert comme nous requérons inlassablement la liberté.

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La transition d’Antony à Anonhi est une plongée dans une pop électronique et minimaliste, couplée par moment à quelques notes de piano qui se font discrètes, là où Antony ne jurait auparavant que par le registre orchestral. L’audace paye et l’album étire ses sonorités, nous enveloppe de ses couleurs glaciales et frénétique : l’électro d’Anohni plane au dessus des tendances et construit un langage unique entre voix et beats. Le hip-hop expérimental des producteurs n’y est certainement pas pour rien.

Mais pour illustrer cette harmonie et conclure sur un album sublime qui suivra longtemps et nos consciences et nos oreilles, évoquons rapidement le tellurique Obama.

Now the news is you are spying

La chanson commence sur des basses troublantes, la chanteuse prend une gravité accusatrice et débite, impassible et virulente un texte mémorable sur la déception américaine. « When you were elected/The world cried for joy/We thought we had empowered/The truth telling envoy/Now the news is you are spying/Executing without trial/Betraying virtues/Scarring closed the sky/Punishing the whistle blowers/Those who tell the truth » Anonhi convoque l’enfer de Guantanamo, l’affaire Snowden ou la guerre au Moyen-Orient pour dresser un portrait de la défiance qu’elle a désormais envers l’homme qui représentait l’espoir : Barack Obama.

Et c’est à cette même modernité que s’adresse l’angel de Reed, à la société américaine encore prise dans ses contradictions et ses schizophrénies post-9/11. Appel à la révolte et à la lucidité acérée, Hopelessness répond au mythique Hope du président américain en détruisant nos dernières naïvetés sur l’amertume de nos sociétés. Débarrassées de notre sécurité émotionnelle provoquée par l’ultra-surveillance. Enfin, on écoute la colère bouleversante d’un monde en crise, qui dans un superbe album joue ses dernières notes.

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