Impressionnant, intense, spectaculaire, colossal, démonstration de force : tels sont les termes qui ont été écrits dans la presse au lendemain de la grande messe européenne de Netflix. Et ce concours de superlatifs était loin d’être galvaudé. Passer devant la Cité du Cinéma ce 11 avril, c’était l’occasion de ne pas la reconnaître. Ses murs extérieurs ont été recouverts d’affiches pour les séries cultes du service de SVoD américain. House of Cards siège en première place, comme un rictus adressé à Canal + qui a, pour la première fois depuis le lancement de la série, perdu les droits de diffusion en France.
Le show qui a fait connaître Netflix à l’international est entouré de Daredevil, sa superproduction en collaboration avec Marvel et de Orange is The New Black, complétant le trio des séries à succès. Au milieu, France oblige, c’est Marseille que Netflix affiche fièrement : sa première série produite dans le pays avec Dan Franck au scénario et Florent Emilio-Siri en showrunner pour diriger le duo Depardieu-Magimel.
Et ces quatre productions ne sont pas là par hasard : elles mettent en évidence quatre facettes de Netflix. House of Cards, c’est le Netflix qui prend des risques : celui de signer Kevin Spacey, David Fincher et Beau Willimon sur la base d’un scénario, sans avoir vu de pilote, pour lancer une activité de production encore nouvelle pour le service. Daredevil, c’est la puissance de frappe. Avec Marvel, Netflix montre qu’il n’est pas qu’un petit joueur sur un territoire occupé, mais un véritable concurrent à la télévision et au cinéma qui sait s’allier avec les machines à divertissement les plus puissantes de l’histoire.
Orange is The New Black, c’est le côté novateur du réseau. Peu de chaînes américaines, HBO excepté, peuvent se targuer d’avoir signé une série tout à la fois sombre et drôle, ayant pour décor un lieu aussi traditionnellement éloigné des caméras qu’une prison pour femmes. Avec ses héroïnes, Netflix sait s’emparer de sujets qui ne marchent pas à la télévision, qui sortent du divertissement et posent des questions de sociétés profondes et sérieuses sous couvert de série à bingewatcher.
Netflix va produire des histoires locales pour leur donner un rayonnement international
Marseille enfin, c’est l’internationalisation. Loin de vouloir projeter la culture américaine dans chaque pays où le service est disponible, Netflix va chercher et produire des histoires locales pour leur donner un rayonnement international. Lorenzo Richelmy, l’acteur italien qui incarne Marco Polo dans la série qui porte son nom ne parlait pas anglais quand Netflix l’a choisi pour incarner ce personnage. Narcos, c’est un Brésilien qui doit s’installer en Colombie pour tourner une série en espagnol qui aura le plus de succès en Allemagne. Avec sa première tentative française, Netflix va donner l’opportunité à une série française d’être diffusée à l’international à 75 millions d’abonnés, en même temps.
Vision internationale
Toute cette vision ne s’est pas construite en un jour mais tout de même en un temps record — trois ans à peu près. Sur la scène de l’auditorium de la Cité du Cinéma, Reed Hastings, le fondateur de Netflix, rappelle que sa société a été pendant 10 ans un service de location de DVD uniquement connu des Américains. C’est en comprenant un peu avant tout le monde que la technologie, et en particulier Internet, pouvait changer à tout jamais le divertissement, que Hastings a donné des ailes à Netflix, jusqu’à en faire un phénomène nouveau dans l’histoire de la télévision et du cinéma. Et aujourd’hui, absolument unique en son genre.
Car Netflix, pour son fondateur, est loin d’être un simple catalogue de titres plus ou moins bons, plus ou moins récents. C’est bien plutôt un moyen de changer comment la culture vidéo se consulte et se consomme dans le monde. Hastings n’hésite pas à se distinguer de la télévision classique. Pour lui, dans quelques générations, un enfant ne comprendra pas la question : « Qu’est-ce qu’il y a ce soir à la télévision ? ». Il demandera bien plutôt : « Que veut-on regarder ? ». Cette immédiateté de l’offre en accord avec la demande est dans l’ADN du réseau rouge : Hastings souhaitait que la télévision devienne un produit individualisé, qu’elle ne soit pas la même pour tous et que ce ne soit plus au spectateur de faire avec la direction des programmes et les impératifs des horaires.
C’est aussi pour ces raisons que Netflix a abandonné, dès sa première tentative dans le milieu de la production, la tradition télévisuelle qui créait des shows en feuilleton, qui sortent chaque semaine. Les saisons des séries sur Netflix sortent complètes et c’est au spectateur d’en faire la consommation qu’il désire. Cela a valu à Hastings les moqueries de l’industrie qui ne voyait pas comment le service pourrait tenir captifs ses abonnés s’il procédait ainsi… Et non content, avec son opération, d’avoir quasiment inventé le terme binge watcher qui signifie peu ou prou « regarder-une-série-sans-s’arrêter-qu’importe-qu’il-soit-déjà-4-heures-du-mat », le CEO et son équipe a trouvé la parade : proposer, à termes et grâce à l’internationalisation de la production, une nouvelle série ou un nouveau film toutes les semaines. Ainsi, l’abonné n’est ni frustré, ni en manque.
Si l’on pense national, l’objectif paraît irréaliste et prétentieux. Qu’on imagine maintenant un paysage idéal pour Netflix dans lequel une seule série serait financée et internationalisée par an dans chaque pays où le service est disponible — soit 190 pays. Cela ferait 190 productions pour les 52 semaines que comptent une année. Immédiatement, l’objectif devient réaliste et effrayant pour les réseaux traditionnels qui jouent encore avec un système de droits de diffusion négocié pays par pays et des codes de télévision imposés par une hiérarchie qui dicte au spectateur ce qu’il doit voir.
Hastings n’a pas de pitié pour la télévision linéaire
Hastings n’a pas vraiment de pitié pour la télévision linéaire classique, prédisant sa mort dans les dix années à venir. Et ce ne sont pas les tentatives de faire coller Internet à la télévision qui vont la remplacer, d’après lui, mais bien les entreprises qui auront compris qu’Internet et ses utilisateurs demandent quelque chose de radicalement nouveau et ambitieux. « Si vous pouvez développer une application mobile et que vous savez raconter une histoire avec une caméra à la main, vous avez aujourd’hui le pouvoir de devenir une chaîne de télévision ». Ce sont ces expériences de narration visuelle adaptées à la demande et aux technologies modernes qui seront, pour Hastings, les grandes entreprises de télévision de demain.
Le réalisateur n’existe plus
Car transformer un lieu nommé Cité du Cinéma en Netflix City est une opération chargée de symboles. En creux, c’est aussi un avertissement lancé au monde du cinéma qui repose, lui aussi, sur des logiques commerciales héritées d’un temps où le web n’existait pas. Pour Todd Yellin, directeur de l’innovation pour Netflix, tous les termes qui définissent — et discriminent — les artistes qui créent du contenu vidéo appartiennent au passé.
Il n’y a pas un documentariste qui raconte le réel opposé au prestigieux réalisateur qui tourne des films, lui-même en compétition avec le showrunner qui s’occupe de réaliser des séries. Tous sont des storytellers, tous racontent des histoires avec des images qui bougent : la durée de la production finale et le medium employé importent peu. Netflix donne au cinéaste la possibilité de faire un film de 8 heures divisé en 10 épisodes s’il le faut, au documentariste l’occasion de se passer d’hôte pour laisser parler le réel, à l’acteur de série l’occasion d’être plus mis en avant et diffusé que son prestigieux homologue qui tourne des longs métrages.
Et pourtant, malgré toute cette réussite, ces idées incroyables et cette ambition toujours renouvelée on ne peut s’empêcher d’entrevoir les épreuves que devra affronter Netflix dans les années qui viennent. Le réseau n’est pas au bout de ses peines et devra encore passer le cap de la rentabilité tout en produisant des séries de qualité. Ce dernier challenge est peut-être le plus important car en faisant office de médiateur pour la production internationale, Netflix court le risque de la lisser.
Netflix gagnera à se faire bousculer à son tour par des jeunes pousses
On reconnaît déjà une patte Netflix sur les productions maison, qui rime souvent avec qualité, et si elles ne sont pas assez nombreuses pour l’heure pour que cela dérange, cette harmonisation de la culture cinématographique pourrait prendre le réseau dans son propre piège : finir par imposer une culture Netflix au lieu de donner des ailes internationales aux particularités et aspérités régionales qui font la richesse du cinéma. C’est le risque d’être précurseur et d’attendre qu’un autre acteur vienne donner une leçon critique au modèle, en élevant la qualité et en proposant au moins aussi bien. Pour l’heure, c’est assez clair : aucune entreprise n’est aussi ambitieuse et complète dans sa stratégie de diffusion et de financement de la culture audiovisuelle.
Comme il a bousculé une vieille industrie en mal de concurrence, Netflix gagnera à se faire bousculer à son tour par des jeunes pousses encore en gestation. Lundi, depuis Paris le géant rouge a lancé un défi à un marché qu’il a créé et n’a encore pour malheureuse réponse que l’écho de sa solitude.
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