Avec ses homologues américain et espagnol, le très médiatique procureur de Paris François Molins a publié dans le New York Times une tribune qui fustige la décision prise par Apple et Google de chiffrer le contenu des téléphones mobiles sur iOS et Android. Il y voit une aide au crime contre un "gain minime" pour l'utilisateur. Vraiment ?

C'est un cri déchirant que celui lancé dans le New York Times par le procureur de Paris François Molins, et repéré par Libération. Aux côtés de ses homologues américain et espagnol, le représentant de l'Etat dans les affaires judiciaires a rejoint le mouvement de critique acerbe initié l'an dernier par le FBI contre le chiffrement généralisé sur les mémoires internes des téléphones Android et iOS, qui empêche les services de police d'accéder aux contenus sans obtenir du suspect qu'il déverrouille de lui-même le téléphone.

"Au nom des victimes de crime dans le monde entier, nous demandons si le chiffrement vaut vraiment ce coût", écrivent les procureurs, qui assurent que "les nouvelles pratiques de chiffrement d’Apple et Google rendent plus difficile la protection de la population contre les crimes" et les délits. Même s'il s'agit — de façon toutefois illusoire sur ce point — de mieux protéger la vie privée des utilisateurs suite aux révélations d'Edward Snowden et aux lois qui confient toujours plus de pouvoirs discrétionnaires aux services de renseignement, ils estiment que le chiffrement apporte un "gain minime" aux utilisateurs, alors qu'il y a "nécessité pour les forces de l’ordre de résoudre les crimes [et délits] et poursuivre les criminels [et délinquants]".

Et c'est bien là toute la difficulté du débat qui secoue (sans doute pas assez) la société. Il n'est pas nouveau, mais il semble plus intense que jamais : jusqu'où une démocratie doit-elle accepter de suspendre des libertés pour assurer sa sécurité ?

A en croire la tribune des représentants de l'institution judiciaire, il est impossible ou très difficile de résoudre des crimes et délits aujourd'hui sans s'en remettre à l'analyse des contenus des téléphones mobiles des suspects, qui révèlent les contacts, les messages échangés, les applications installées (lesquelles peuvent conduire à des investigations complémentaires auprès des éditeurs), l'historique de navigation mobile, etc. Mais l'analyse de la téléphonie mobile, sans aucun doute utile, n'est pas foncièrement indispensable. On résolvait des affaires avant ces preuves nouvelles, et la police peut toujours en résoudre sans. Le contenu du téléphone n'est qu'une aide à l'enquête.

JUSQU'OÙ FAUT-IL RENONCER À LA VIE PRIVÉE ?

Le taux d'élucidation des homicides (qui sont moins d'un millier chaque année en France) navigue autour des 90 %, et tombe à moins de 15 % pour les vols avec violence, et moins de 5 % pour les vols à la tire. L'augmentation du taux d'élucidation par l'accès aux contenus des smartphones des suspects profiterait donc d'abord aux infractions les moins graves, les crimes les plus importants bénéficiant déjà d'un taux d'élucidation très fort en raison des progrès énormes de la police technique et scientifique, aussi bien du point de vue des outils que des procédures sur la scène de crime.

Plus l'on voudra s'approcher des 100 % de taux d'élucidation, plus il faudra renoncer aux éléments de protection de la vie privée qui, certes, profitent aux criminels, mais sont aussi consubstantiels de la nature humaine. Nous avons tous quelque chose à cacher, sans forcément avoir quelque chose à se reprocher. Si nous ne pouvons plus rien cacher de notre intime, c'est que nous ne sommes plus libres d'agir, illégalement ou légalement, comme notre seul bon vouloir le commande en privé, et non comme la bienséance l'impose en public.

L'intimité est en cela une garantie fondamentale de la liberté. Elle peut même être vitale dans des pays où l'on tue ou fouette encore pour des pensées déviantes ou des relations qui mettent le pouvoir en danger. Même dans des pays dits "démocratiques", il arrive que l'on saisisse les téléphones de journalistes pour tenter d'identifier leurs sources, ou que l'on abuse d'accusations de terrorisme pour contourner des protections des droits fondamentaux. Il est heureux, dans ce cadre où les Etats perdent la hiérarchie des valeurs, que des entreprises privées comme Apple ou Google viennent protéger les droits qui ne sont plus respectés.

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