Binge-watcher, soit dévorer à toute vitesse une série en ligne, n’est plus le seul fait du lexique marketing de Netflix. Mais à force de binger, n’arrivons-nous pas à saturation ? Proche de la crise de foie, les séries se succèdent sans qu’on les digère. Et si nous retrouvions le plaisir de la patience ?

Ceux qui ont vécu la télévision comme unique écran du foyer français peuvent encore parler, trémolo dans la voix, des discussions sur le film du dimanche soir. Celui qui réunissait parents, enfants et même grands-parents devant la même œuvre.

Un long-métrage souvent populaire, franchouillard et déjà vu mais qui, une semaine durant, nourrirait débats et empoignades jusqu’au prochain dimanche. Après le dernier dîner du week-end, le foyer, alors uni comme une meute, à l’approche du journal télévisé — celui que des ancêtres appellent la messe — se hâtait de retrouver le confort du fauteuil familial pour déguster son divertissement hebdomadaire.

TV

À la cantine, à la machine à café, à la pause cigarettes, il était alors question de cette fameuse scène finale de L’aile ou la cuisse. Un long-métrage pourtant usé jusqu’à la bobine à force de rediffusion mais dont on s’étonnait toujours qu’il puisse réunir plus de trois millions de téléspectateurs un mauvais soir.

Si vous aussi, vous n’avez pas entendu parler du film du dimanche soir depuis bien longtemps, rassurez-vous : vous n’êtes pas seul. La fragmentation de l’offre télévisuelle gratuite a démultiplié les chaînes, et l’idée d’une France fédérée par la télécommande s’est peu à peu effacée de l’inconscient collectif.

La zappette à l’heure numérique

Puis est venu l’Internet. Et là, c’était la fin, le chaos, chacun regardant dans sa petite bulle ses propres émissions, ses propres séries et faisant lui-même sa programmation. L’événement social audiovisuel est fini, perdu, fragmenté par nos modes de consommation individualistes. Ni la France de PPDA, ni celle de Drucker n’aura finalement résisté à cette liberté individuelle qui consiste à ne plus s’imposer le calendrier peu inspiré des ronronnantes chaînes françaises.

Crime contre la nation que d’en finir avec la linéarité ? C’est de cela dont il est question ici : l’abandon de la linéarité des programmes télévisuels au profit d’une approche à la demande, parasitée par le replay, la VOD et bien sûr la SVoD. Le Français est alors libre de regarder, ou non, les événements prétendument fédérateurs que lui proposent les chaînes et d’en parler, ou non, à la machine à café. Le monde vétuste des grands groupes de télévision s’écroule sous leurs yeux, la machine de masse que fut le poste s’essouffle, la liberté de chacun reprend le dessus.

Tour TF1

Mais ce que l’on observe à travers les différents exemples et études que l’on trouve sur la consommation télévisuelle des Français ne se rapporte finalement pas tant que ça à un chaos total dans lequel chacun, éloigné de ses pairs, regarderait ce qui lui plaît sans attendre en retour d’y trouver là un lien social quelconque. En fait, devant les canapés familiaux, la grande déconstruction télévisuelle n’a pas eu lieu.

Bien que plus libre, notre génération vit malgré la multitude des propositions dans un environnement culturel relativement homogène, et l’événement social existe toujours. Vos collègues viennent vous parler du cliffhanger de la série de la semaine, vous criez votre impatience avec vos pairs, car le monde ne s’est pas effondré. Il a évolué.

Les sériephiles ont eux aussi leur folklore culturel

Cette génération, qui est-elle ? On lui donne des noms étranges : sériephiles, zappeurs, bingeurs etc. mais c’est à leurs mines pâles, leurs yeux cernés et à leur dogmatisme en matière de « version originale sous-titrée, au diable les doublages !  » qu’on les reconnaît. Cette troupe, bien qu’unie par une passion plus intense que leurs parents pour les séries, pose malgré tout une question sociale.

Les titres comme Game of Thrones, Breaking Bad, House of Cards etc. sont bel et bien fédérateurs et constituent des références communes qui peuvent animer des conversations, mais la manière dont on les consomme est une interrogation.

game-of-thrones

CC Steven Guzzardi

Il suffit de voir Le Mariage Pourpre pour s’en convaincre : il est manifeste du caractère fédérateur de la fiction télévisuelle. Cet épisode, désormais culte, de la non moins culte série Game of Thrones, a été le sujet de conversation de millions d’individus autour du monde pendant plus de trois semaines. Et aujourd’hui encore, on croise des nostalgiques qui, effondrés, nous disent : cela n’aura plus jamais lieu. Pourquoi ? Parce qu’en tuant la linéarité avec des arguments qu’on ne peut que défendre, un géant comme Netflix a aussi emporté la temporalité avec son mode de consommation.

Nous nous étonnons parfois à donner à nos proches des conseils de série tout à fait anachroniques : « Au fait, tu as déjà vu Twin Peaks, la meilleure série de tous les temps ? C’est sur Netflix. » Cette phrase s’entend encore en 2017, et c’est plutôt formidable même si le lendemain, vous ne parlerez certainement pas avec votre voisin de la dernière découverte de Cooper.

Temporalité : on binge solo ou on digère ensemble ?

Mais où est donc passé l’événement fédérateur ? La liesse humaine qui partageait bonheur, tristesse, effroi et joie reliés comme une toile par des tubes cathodiques ? Elle n’a pas complètement disparu avec le renouvellement des téléspectateurs à l’âge du numérique, elle se situe désormais sur un autre plan. Elle est notamment toujours assurée par des séries HBO ou Netflix dont la diffusion est hebdomadaire et non intégrale dès le premier jour, ce qui assure à la fois une émulsion collective à la suite d’un épisode mais permet aussi, souvent, de mieux digérer des séries dont le binge-watching souligne les faiblesses.

Westworld / HBO

De fait, deux tendances semblent venir temporiser les excès de cette bande d’hirsutes sériephiles dont on fait partie.

La première est le retour à une temporalité forte, même sans linéarité. Dans l’hexagone, ce comportement est représenté par le succès des séries américaines consommées 24 heures après leur diffusion par les fans. Ainsi, à la manière de GoT, lors de la diffusion de Westworld (le dimanche aux États-Unis, le lundi en France sur OCS), c’était au détour du café du mardi que les discussions prenaient place. Le fameux événement social.

« Tu penses vraiment qu’en fait c’est une conspiration géante où tout le monde est un robot sans le savoir ? »

Et c’est également sur Netflix que l’on retrouve une partie ce plaisir de la patience, avec des séries, dont la qualité n’égale pas forcément HBO mais qui font le bonheur d’une digestion plus lente de la série. C’est le cas dans l’hexagone de Riverdale, Designated Survivor ou encore Scream, des séries venues de diverses chaînes à travers le monde avec lesquelles Netflix tisse des liens afin de diffuser en +24 les derniers épisodes dans nos contrées.

Ces séries qu’il ne faut vraiment pas binger…

Et si Riverdale ou Scream ne sont pas de la grande télévision, mais plutôt du gentillet drama pour adolescent post-Snapchat, il serait malhonnête de ne pas avouer que notre frustration de ne pas pouvoir les binge-watcher nous rend finalement plus intéressés par ces séries que si elles avaient été disponibles en intégralité. Ce n’est pas forcément par nostalgie du monde avant Netflix que l’on retrouve le plaisir de l’attente, mais simplement parce que la fiction, surtout quand elle n’est pas brillante, se dissout plus agréablement dans nos vies quand on s’y abandonne une fois par semaine seulement.

C’est une observation qui est bien connue par le critique de série qui pour satisfaire ses lecteurs enchaîne à la vitesse de la lumière (de son téléviseur) les épisodes des derniers shows sur lesquels il doit donner son avis. Et bien souvent, cette consommation excessive se conclut par une indigestion. Dépourvu de respiration, de pauses et de capacité d’oubli, le binger repère bien plus vite que n’importe qui les faiblesses scénaristiques, les lieux communs, les boucles répétées à l’infini et les trucs et astuces que l’on pourrait ignorer si nous prenions plus de temps à digérer quelques dix heures de vidéo.

A Series Of Unfortunate Events

A Series Of Unfortunate Events

Ainsi, la très bonne série Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire n’est pas un show que l’on vous conseille de binger. Drôle, maline et jolie, la série est redondante, les épisodes répètent une structure narrative jamais changée et cela devient inévitable, gênant et finalement décevant si on les regarde les uns à la suite des autres en peu de temps. Regardée avec parcimonie et mesure, la série n’en est que meilleure.

A contrario, The OA est une série à binger. Imaginée comme un très, très, long film, la série propose peu de boucles, une structure ample et des arcs narratifs lents. De fait, ici, singer est plus agréable, voire conseillé.

Ce n’est donc finalement pas simple, mais si l’on tente de tirer des grandes règles, elles seraient les suivantes :

  1. Les séries de genre prévues pour la télévision américaine de qualité moyenne (Designated Survivor, Scandal ou n’importe quelle production de Shonda Rhimes par exemple) doivent être regardées en respectant des pauses, sinon les duperies narratives de ces séries vont rapidement avoir un goût amer. L’indigestion vous guette.
  2. Les séries d’anthologie (Black Mirror), ou alors avec des arcs narratifs propres pour chaque épisode (Les Orphelins), doivent également être vues en respectant un rythme qu’il est important de s’imposer. Un épisode par jour peut suffire pour les plus courageux, même si on conseillerait plutôt tous les trois jours, afin d’alterner avec d’autres séries.
  3. Les séries, encore rares, au format long sont pensées pour le binge, comme House of Cards, The OA ou encore Narcos, qui disposent d’arcs narratifs longs, qui s’étalent sur de nombreux épisodes et qui n’usent pas trop du dangereux cliffhanger qui finit toujours par lasser.

Et la question du rythme rejoint la question sociale, car qui dit pause entre les séries, dit souvent suspense, théories fumeuses sur la suite du show et discussions entre amis. Et c’est également vrai au sein du couple où le rythme du binge, ou du non-binge de fait, est un épineux problème conjugal. Netflix a par exemple récemment inventé un problème conjugal lié à son service, nommé sobrement le cheating : c’est la rupture du pacte conjugal des binge-watchers, dont la valeur morale ne semble pas moins forte que le contrat qui lie le critique à ses lecteurs quand il s’agit de ne pas spoiler — divulgâcher pour Bernard Pivot.

Pour le géant de la SVoD, le cheating c’est  tromper son être aimé en avançant en son absence dans l’intrigue d’une série. Dans un communiqué, la firme nous explique sérieusement : « le Netflix cheating consiste à regarder un épisode (ou plusieurs) avant et sans la personne avec qui l’on s’était engagé à le faire. Le phénomène s’est depuis propagé sur tous les continents et la France n’est pas épargnée. En effet, près de la moitié (45 %) des couples français qui regardent des séries en duo, avouent avoir déjà succombé à la tentation. »

netflix-socks-1-e1450884566708

Or si l’on passe les éléments marketing de l’étude, ce que l’on apprend, entre les lignes du communiqué officiel de Netflix France, c’est que malgré le binge-watching et sa menace pour la cohésion sociale, la télé, c’est quand même mieux à plusieurs et à un rythme de croisière.

Source : Montage Numerama

Abonnez-vous à Numerama sur Google News pour ne manquer aucune info !