Pour comprendre notre affirmation, il faut accepter le postulat de base selon lequel notre société est inscrite dans l’Histoire. Les idées et les doctrines qui sont dominantes aujourd’hui ne sont pas nécessairement celles qui l’étaient hier, ni celles qui le seront demain. Il est important d’admettre l’idée qui veut que nous puissions (nous, la société dans son ensemble) ne pas avoir la vision la plus pure et la plus juste du monde et de ce qui doit le faire tourner.
Ceci étant dit, il est bon de rappeler que l’existence d’un auteur, cette personne qui créée une œuvre, est un concept relativement récent dans l’histoire de l’Humanité. L’octroit de droits à l’auteur n’est arrivé qu’après des siècles de mutation des idéologies.
Dans l’antiquité gréco-romaine, la figure de l’auteur était tout simplement inconcevable. Seule l’œuvre avait une existence, mais uniquement en tant que partie de l’Univers et de la Cité. L’œuvre faisait partie d’un tout, de l’ordre des choses ; une œuvre glorieuse faisait la Gloire de la Cité, et non celle de son auteur.
Chez les Romains, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est l’auteur qui est mécène. Il fait don de son talent à la collectivité. L’œuvre est une « évergésie » et leurs auteurs des évergètes, c’est-à-dire « ceux qui par leurs dons faisaient du bien à la cité« . Cela ne veut pas dire que l’auteur n’a aucun droit. On lui reconnaît la paternité de l’œuvre, et surtout le droit de choisir quand faire don à la cité, c’est-à-dire quand dévoiler son œuvre au public. La protection de ses droits ne se fait pas par l’interdiction de la Cité d’user de son œuvre. La honte d’avoir plagié, voilà ce qui protégeait à l’époque les auteurs.
Ca n’est qu’au temps de l’Humanisme (XVIe siècle) et puis surtout au XVIIIe siècle, que l’idée de la souveraineté de l’auteur fera son chemin. Ca n’est qu’en reconnaissant l’individualité humaine que l’auteur a pu trouver sa propre subjectivité, et a pu bénéficier de droits sur sa création.
Mais l’Histoire n’est pas un ensemble de pages que l’on tourne comme autant de briques que l’on assemble. Notre Droit, notre Société, garde les traces des préceptes de l’Antiquité et de l’évergésie.
L’auteur n’est pas maître absolu de son œuvre car l’œuvre est donnée à la Société qui, elle, décide de la maîtrise que pourra en avoir l’auteur. Même si l’article 1er de notre Code de la Propriété Intellectuelle dispose que « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre […] d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous« , l’ensemble du régime juridique couvrant l’œuvre montre bien que c’est la Société qui possède l’œuvre et accorde ses faveurs à l’auteur. Le signe le plus fort allant en ce sens est la durée limitée des prérogatives accordées à l’auteur. Si l’auteur est seul propriétaire de son œuvre, comme le fermier est propriétaire de son champ, comment justifier que le législateur lui retire cette propriété après un temps déterminé ? L’auteur créé son œuvre, il la divulgue à la Société qui en prend possession. C’est ensuite cette même Société qui, par la loi, par le droit actuel, par sa propre volonté, accorde à l’auteur une série de prérogatives. Mais ce uniquement dans le but de permettre à l’auteur de créer davantage, de continuer à être son mécène. Lorsque la période de grâce échoue, la Société reprend ses droits. L’œuvre « retourne dans la domaine public ».
Ainsi lorsque Retspan (puisqu’elle est à l’origine de l’article) prétend que « le droit de s’opposer à ce que leurs œuvres se retrouvent sur les réseaux P2P » est un « aspect fondamental du droit d’auteur« , nous répondons que « ce point montre une totale ignorance de Retspan face aux fondements philosophiques, sociétaux et économiques du droit d’auteur« .
« L’œuvre n’appartient pas à l’auteur, mais à la société. C’est la société, par le droit d’auteur (par la loi, par la volonté du peuple), qui accorde ensuite à l’auteur un « privilège » temporaire avec des droits bien définis sur son œuvre. Même s’il s’agit du rêve des industries culturelles, il ne faut pas faire une règle de l’exception.« .
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