Des dizaines d’années et des milliers de pages plus tard, l’homme qui s’est fait connaître sous le nom de Jack Kirby a bel et bien réussi son rêve, et bien plus encore, révolutionnant par son art le genre super-héroïque et ses codes. Car, en plus d’être le créateur d’une bonne vingtaine de personnages cultes de Marvel Comics et d’avoir poussé toujours plus l’expérimentation chez DC Comics, il a surtout imprégné l’inconscient collectif des lecteurs et d’une très grande partie des professionnels — ceux de l’époque comme ceux d’aujourd’hui.
Une influence considérable, qui lui a valu le surnom « The King of Comics ». Ce lundi 28 août, il aurait fêté ses 100 ans. Petit retour sur l’œuvre d’un Roi.
Un passionné freiné par la crise et la guerre
Amoureux des récits de Jules Verne et d’Alexandre Dumas, le jeune New-yorkais va très tôt essayer de faire du dessin son métier. Il commence par réaliser ses premiers strips pour journaux sous le nom de Jack Curtiss, avant d’aller travailler pour les studios Fleischer, sur les dessins animés Popeye, notamment. Il continue d’écrire et de dessiner des comic-strips sous différents pseudonymes, avant de postuler au studio de Will Eisner, légende des comics et créateur de The Spirit. Une forme de période de formation avant une rencontre essentielle : celle de Joe Simon.
Avec ce jeune scénariste, il monte son propre studio afin de proposer les services du duo aux éditeurs, qui commencent à rencontrer un succès certain grâce à des superhéros comme Superman ou Batman. Parmi les clients de Simon & Kirby, on trouve National Comics (ancien nom de DC Comics), pour lequel ils écriront les aventures de différents personnages, mais aussi Timely Comics (l’ancêtre de Marvel), où le duo va connaître son premier gros carton avec la création de Captain America au début des années 1940.
Un personnage très politique dans le contexte de l’époque, alors que les actions d’Hitler préoccupent les communautés juives américaines depuis son arrivée au pouvoir, et d’autant plus depuis son invasion de la Pologne. Mais le gouvernement US ne souhaitant pas rentrer en guerre, le duo le fait à sa place. Mais tout aussi symbolique soit-il, Captain America est aussi une création artistique où Kirby s’amuse déjà des codes de la narration de l’époque, en faisant exploser les perspectives.
Il faut attendre une petite année pour que les USA et Franklin Roosevelt entrent en guerre après les événements de Pearl Harbor. Simon et Kirby sont alors appelés au front en 1943, Jack étant même débarqué en Normandie où il va devoir prendre part, notamment, à la bataille de Metz. Le duo se retrouve après son retour au pays en 1945, alors que la popularité des superhéros a drastiquement chuté entre temps. Ils écrivent ainsi des histoires dans différents genres, comme le western, le policier ou encore l’horreur.
La méthode Marvel Comics
En 1958, après avoir travaillé pour différents éditeurs et s’être séparé de Joe Simon, Jack Kirby va se tourner vers Atlas Comics (successeur de Timely), alors au bord de la faillite. Il y rencontre un jeune éditeur, Stan Lee, qu’il va convaincre de l’embaucher pour relancer la boîte. Ils commencent timidement avec quelques histoires dans différents genres, avant que le superhéros ne retrouve de sa superbe en termes de vente. Lee et Kirby vont alors sortir, en novembre 1961, Fantastic Four #1. Un numéro historique, qui pose les bases de l’univers Marvel tel qu’on le connaît aujourd’hui et qui, en plus d’être un succès en termes de vente, va mettre en place une méthode créative nouvelle.
La méthode est initiée par Stan Lee, qui doit gérer la publication de toutes les séries et n’a donc pas le temps d’écrire tous les scénarios. Il va alors conceptualiser une méthode : Lee n’écrit qu’un résumé de l’intrigue du numéro, qu’il va ensuite donner au dessinateur, celui-ci s’occupant du développement, de la mise en scène et du découpage. Une fois les planches terminées, Lee revient pour ajouter les dialogues. La méthode semble efficace, car elle permet à Lee d’être crédité sur quasiment toutes les séries de l’époque, tout en permettant aux dessinateurs beaucoup plus de liberté et d’imagination qu’avec un script complet.
Cette méthode va permettre la création de personnages devenus cultes comme Hulk, Iron Man et Thor, que l’on retrouve réunis avec Captain America dans Avengers dès 1964, mais aussi les premiers X-Men, les Inhumains et nombreux autres personnages. La particularité de ces séries, en plus d’aller toujours plus loin dans le dynamisme des pages et dans les perspectives hallucinantes et hallucinées, c’est le mélange de propos social et d’imagination débridée. Une dimension que l’on doit aussi bien aux pitchs de Lee qu’aux développements de Kirby.
Mais la méthode a une limite, que Jack Kirby va avoir du mal à accepter sur le long terme : seul Stan Lee est crédité à la création des personnages et aux scénarios. Il récolte donc la gloire auprès des médias pendant que le simple dessinateur travaille dans l’ombre, sans liberté créative. Une inégalité en termes de reconnaissance, mais qui se traduit aussi économiquement. Alors que Kirby souhaite toucher une plus grande part des bénéfices des titres, dont le succès reste croissant, il n’obtient pas grand-chose de la part de Martin Goodman, éditeur en chef de l’époque et préfère alors partir en 1970 pour aller voir si l’herbe de la concurrence DC Comics est plus verte.
Le Quatrième Monde de DC Comics
En arrivant chez DC Comics, le deal proposé est simple : Jack Kirby a le contrôle créatif total sur son travail, en cumulant les casquettes d’éditeur, de scénariste et de dessinateur. Il va ainsi imaginer une saga colossale : Le Quatrième Monde. Répartie sur trois nouvelles séries — New Gods, Mister Miracle et Forever People — et une quatrième imposée par l’éditeur — Superman’s Pal Jimmy Olsen. Cette saga met en scène une guerre éternelle entre dieux cosmiques externalisée sur Terre, et révélant notamment le personnage de Darkseid ainsi qu’une galerie de noms devenus incontournables chez DC.
Jack Kirby dessinant rapidement des volumes assez impressionnants de pages, l’artiste tient les quatre séries en parallèle, chacune ayant son intrigue, mais toutes abordant des aspects différents du conflit. Pour le dessinateur, c’est aussi l’occasion d’expérimenter un maximum : il expérimente encore un peu plus le collage (comme il a déjà pu le faire dans Fantastic Four ou Thor), s’amuse de perspectives toujours plus folles, de pleines pages dynamiques et des concepts toujours plus déjantés. Les tons sont légèrement différents dans chaque série, offrant une variété assez impressionnante de genres et d’ambiances, malgré le style reconnaissable de Kirby.
Malheureusement, la saga cosmique ne rencontre pas le succès escompté. Certaines séries s’arrêtent relativement brutalement, ce qui oblige Kirby à attendre 1985 pour réellement conclure sa monstrueuse entreprise dans un graphic novel, The Hunger Dogs. Le Quatrième Monde n’a pas rencontré le succès, mais a marqué malgré tout une génération de lecteurs et de créateurs comme Jim Starlin (créateur de Thanos) ou Mike Mignola (créateur d’Hellboy).
Après cet échec commercial, DC va malgré tout lui offrir l’occasion de tester différents concepts comme celui du One Man Army Corps, un système de défense transformant un homme en véritable machine de guerre ; celui de Kamandi, avec les aventures du dernier garçon sur Terre ; ou encore celui d’Etrigan, un démon lié au corps d’un humain à cause de Merlin l’enchanteur (disponible uniquement en VO pour le moment). Il reprend également une série militaire, Our Fighting Forces, où il va puiser dans son expérience du front pour écrire des récits poignants, à la fois réalistes et fantasmagoriques, avec toujours une capacité d’exagération des perspectives inégalée.
Le Roi Kirby ne meurt jamais
Après son passage chez DC Comics où il ne retrouve pas le succès du début des années 60, l’artiste revient doucement chez Marvel Comics et continue sa carrière en ne s’arrêtant jamais de créer des séries et concepts, même en dehors des deux gros éditeurs. Il est très difficile d’imaginer ce que serait la bande dessinée américaine si Jack Kirby n’y avait pas autant créé et essayé.
L’émotion qui a pu traverser le milieu de l’édition après sa mort d’une crise cardiaque le 6 février 1994 trahit l’importance de son œuvre. Techniquement déjà, en ayant été l’un des premiers à faire exploser les cases, à jouer avec le hors champ et à sans cesse être à la recherche de vitesse et de dynamisme. Son jeu sur les perspectives a impressionné plus d’un professionnel, comme les nombreux commentaires du début de ce reportage le montrent. Jack Kirby était le premier à véritablement faire sortir ses héros des pages pour marquer les yeux des lecteurs.
Outre son utilisation des couleurs, limitée pour l’époque, le dessinateur semblait surtout n’avoir jamais peur de l’exagération du comportement de ses personnages. Mais ce faisant, ils devenaient encore un peu plus vivants que s’ils étaient trop statiques. L’autre petite révolution qu’a pu apporter Kirby est le souci de la représentation des minorités. Il est le créateur du premier superhéros noir-américain de Marvel avec Black Panther, mais également du côté de DC, avec deux personnages, Viking the Black et Black Racer.
Si le genre super-héroïque n’a pas attendu Jack Kirby pour avoir du succès, c’est véritablement l’artiste new-yorkais qui a propulsé les superhéros tout en haut de l’imaginaire collectif américain, avec des dessins toujours plus marquants et des histoires toujours plus touchantes, imaginatives et discrètement révolutionnaires. Encore aujourd’hui, de jeunes artistes s’inspirent de son travail et ses créations ne cesseront de vivre chez les deux gros éditeurs, comme à côté.
Jack Kirby aurait eu 100 ans, mais son influence devrait encore perdurer longtemps.
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