« La riposte graduée aurait converti au licite sept à huit millions d’internautes« . C’est la conclusion hâtive que tire Jean Berbinau dans un article de près de 15 pages publié ce mois-ci, au sein d’un ouvrage collectif (.pdf) consacré à la cybercriminalité. « Au terme de cette analyse comparative, l’exposé suggère que la mise en place effective de la « réponse graduée » par l’envoi de premières puis deuxièmes recommandations, a provoqué la sortie des « années zéro », ces six ans durant lesquels, de l’automne 2004 à l’automne 2010, les sondages n’auront enregistré aucun recul sensible des violations de la propriété intellectuelle. Depuis octobre 2010, date d’envoi de premières recommandations par la Commission de Protection des Droits de l’Hadopi, neuf mois viennent de s’écouler, et il devient statistiquement possible de déceler l’amorce d’une inflexion des tendances« , écrit Jean Berbinau.
L’ouvrage édité par l’Institut du Monde et du Développement (Imodev) se veut être la restitution écrite du colloque organisé à Paris avec le ministère de la Justice les 20 et 21 juin 2011 sur le thème « Cybercriminalité, cybermenaces et cyberfraudes« . Mais la curiosité commence là : parmi les 34 articles de l’ouvrage, la contribution de Jean Berbinau est la seule qui ne figurait pas au programme (.pdf) du colloque. L’Hadopi n’avait fait l’objet d’aucune intervention publique lors des rencontres de juin 2011, et l’article de Jean Berbinau a été imposé après la tenue du colloque. Etrange.
Or Jean Berbinau n’est pas n’importe qui. Cet ingénieur télécoms à la retraite, sur-diplômé, est membre du collège de l’Hadopi, membre du Conseil Général des Technologies de l’Information (CGIET), et avait été le secrétaire général de l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT), avant que celle-ci ne devienne l’Hadopi. Favorable au filtrage, il porte la riposte graduée chevillée au corps. Et pour cause. C’est notamment lui qui l’a imaginée et conceptualisée dès les débats sur la loi DADVSI avant 2006. Et il n’a de cesse depuis d’en défendre la légitimité contre vents et marée.
Et c’est la deuxième curiosité. Dans son rappel historique de la genèse de la riposte graduée, où il juge les FAI responsables de la montée du piratage, Berbinau écrit que l’Assemblée Nationale n’avait pas retenu les dispositions qui prévoyaient déjà une riposte graduée. Il oublie totalement de rappeler que c’est le Conseil constitutionnel qui l’a censurée.
S’ensuit une comparaison parfois ahurissante d’études plus bancales les unes que les autres, pour affirmer que oui, la riposte graduée aurait bien un effet sur le piratage, et pas des moindres. « Un internaute français sur six qui faisait partie de la population déclarant recourir à l’illicite dans l’enquête T0, déclare que sa consommation est dorénavant exclusivement licite ; rapporté au nombre total des internautes français, ce déplacement « déclaratif » représente sept à huit millions d’internautes« , écrit Jean Berbinau en se rapportant aux études commandées par l’Hadopi elle-même.
Or, troisième curiosité, ces études ne permettent absolument pas ce genre de conclusions. Lors de la dernière étude publiée en mai 2011, 41 % des internautes sondés disaient avoir changé de comportement avec Hadopi, sans dire s’ils s’étaient réfugiés exclusivement vers le licite. « Parmi les sondés qui déclarent que l’Hadopi a un impact sur leur consommation, 93% des internautes ayant dit consommer de façon illicite estiment que l’Hadopi les incite à changer leurs comportements illicites : 38% affirment avoir arrêté et 55% reconnaissent agir avec davantage de modération« , écrivait l’Hadopi dans sa dernière étude en date. Mais elle s’était bien gardée de toute conclusion, notamment parce que ses études démontrent que les sondés sont absolument incapables de distinguer le licite de l’illicite. Par exemple, ceux qui disent consommer toujours légalement étaient 71 % à déclarer qu’ils regardent des séries TV sur des plateformes de streaming gratuites, alors que l’offre légale en la matière est quasi inexistante.
Contactée, l’Hadopi n’a pas souhaité réagir.
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