Le stratagème s’est avéré d’une très grande habilité. Persuadé que Google pille sans vergogne son travail de retranscription des paroles de chansons, lui causant par conséquent une perte de trafic (et donc de revenus), le site américain Genius a eu l’idée de tendre un piège pratiquement invisible au géant du web. Comment ? En positionnant à des endroits stratégiques des apostrophes.
Plus exactement, Genius a affiché deux types d’apostrophes dans les textes : « ’ » ou « ‘ », c’est-à-dire des apostrophes droites ou semblables à une virgule. Leur répartition dans le texte permettait de coder en morse « red-handed », soit « pris la main dans le sac ». En reproduisant ce schéma codé sur d’autres chansons, Genius disposait alors d’une sorte de tatouage numérique artisanal.
https://twitter.com/myurow/status/1140250465130754052
Et cela a payé. Au Wall Street Journal, Genius dit avoir trouvé de nombreux titres repris par Google où la même séquence apparaît. Difficile pour la firme de Mountain View de nier face à une disposition typographique qui ne peut être le fruit du hasard. Cela dit, Google a minimisé d’emblée sa responsabilité : sur Twitter, elle a suggéré que le fautif est à chercher parmi ses partenaires.
« Les paroles dans les boîtes d’information sur les pages de recherche de Google sont sous licence, nous ne les générons pas à partir d’autres sites sur le web. Nous enquêtons sur cette question et si nos partenaires de licence de données ne respectent pas les bonnes pratiques, nous mettrons fin à nos accords », prévient l’entreprise américaine dans un message publié le 16 juin.
Google, un moteur de réponse depuis 2012
Ce type d’insertion est loin d’être une nouveauté pour Google : le géant du net propose depuis 2012 des encarts thématiques en fonction des requêtes passées par les internautes. Ce faisant, Google ne se contente plus de chercher la réponse : il la donne directement. Autrement dit, Google n’est plus seulement un moteur de recherche : c’est aussi parfois un moteur de réponse.
Si vous tapez le mot « météo » par exemple, Google vous montre le temps qu’il fait et qu’il va faire, s’il connait votre emplacement géographique approximatif. Il peut aussi prendre des informations provenant de Wikipédia sur la météorologie ou bien sur l’établissement Météo-France, si votre requête est un peu plus spécifique. Ce type d’affichage marche pour de très nombreuses recherches.
Concernant la musique, c’est en 2014 que les premiers textes ont été mis en ligne sur Google. Deux ans plus tard, il passait un accord avec LyricFind pour afficher directement les paroles de chansons dans les résultats de recherche. Cette collaboration lui permet d’exploiter les droits sur des musiques de 4 000 éditeurs dans 100 pays à travers le monde, dont la France.
Et Google est loin de faire cavalier seul dans ce domaine : des plateformes rivales comme Bing, Qwant ou DuckDuckGo extraient aussi des informations de certains sites web et les affichent directement dans des espaces mis exprès à disposition. Évidemment, cela peut avoir une conséquence fâcheuse pour ces sites : pourquoi aller les visiter si on a l’information encore plus en amont ?
C’est justement ce dont se plaint Genius : il accuse Google de lui faire perdre du trafic car les internautes profitent des paroles directement sur le moteur de recherche. Cela a une conséquence évidente : moins de visiteurs signifie moins de publicités vues ou actionnées, donc moins de revenus — or, la publicité reste pour un grand nombre de sites la principale voire l’unique source de financement.
Les paroles appartiennent surtout… aux paroliers
Que Genius réussisse à apostropher — c’est le cas de le dire ! — Google est une chose. Que le site puisse obtenir de l’entreprise américaine le retrait de ces encarts en est une autre, pour la simple et bonne raison que la propriété des paroles appartient à celles et ceux qui les ont écrites, alors que Genius ne fait que les reprendre. Tout comme Google en somme, mais sur son site web.
Il faudrait que Genius réussisse un tour de force juridique pour parvenir à démontrer que ces textes lui appartiennent, ce qui est très loin d’être acquis. Surtout, on peut imaginer que Google va très vite créer une règle d’affichage qui convertira automatiquement toutes les apostrophes en une seule et même version afin d’éviter à l’avenir ce genre de mauvaise presse.
Dans les faits, la vraie valeur de Genius réside dans les informations périphériques qui sont proposées pour chaque chanson — des informations périphériques que ne reprend pas Google. Par exemple, sur la chanson The Man Who Sold The World, de Nirvana, on peut découvrir des informations sur l’album, des explications sur le titre et, surtout, des éclairages sur certains passages.
En cliquant sur des zones grisées, une colonne latérale apparaît avec des annotations. Cela peut être fort pratique pour comprendre des paroles obscures, parce qu’ils sont jargonnants ou contiennent des références à chaque ligne ou presque. Ces éléments constituent sans doute la vraie valeur ajoutée de Genius… qui est fournie par les internautes eux-mêmes, d’ailleurs, pas par le site.
Le poids de Google sur le web
Il n’en demeure pas moins que l’affaire a quand même un mérite, même si elle ne paraît pas pouvoir aller beaucoup plus loin que la protestation : Google a acquis un poids considérable dans la recherche et la moindre modification de son algorithme de tri des résultats peut véritablement faire la pluie et le beau temps pour de nombreux sites web qui dépendent d’un bon classement.
C’est la même chose pour les encarts informatifs positionnés à côté des résultats d’une requête : s’ils font gagner du temps aux internautes, ils ont aussi pour effet de détourner en partie le trafic web qui se serait sinon réparti sur les sites. Mais à quelque chose malheur est bon : si c’est un vrai sujet pour l’avenir des sites, ce peut aussi être l’occasion pour eux de réfléchir à des contenus avec une réelle valeur ajoutée.
Une chose est sûre, en revanche : cela ne va pas améliorer l’image de Google. Manque de chance, l’autorité de la concurrence et la commission judiciaire de la Chambre des représentants, aux États-Unis, sont justement en train d’enquêter sur les pratiques des géants du numérique (Google, Amazon, Facebook et Apple). La manière dont Google opère son moteur de recherche est clairement en cause.
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