Dans le livre L’amour sous algorithme, la journaliste Judith Duportail raconte les coulisses de Tinder. S’appuyant sur l’avis d’experts, sa propre expérience et un mystérieux brevet, elle tente de savoir d’où viennent ses matchs.

Quand on referme L’amour sous algorithme (Éditions Goutte d’Or), un livre écrit par la journaliste Judith Duportail qui sort ce 21 mars, l’envie de supprimer très vite l’application Tinder de nos téléphones nous assaille. En environ 200 pages, l’autrice montre que les algorithmes de l’application de rencontres (et les autres d’ailleurs) ne sont pas neutres. Elle décrit à quel point les rencontres que l’on croit être le fruit d’un heureux hasard découlent en fait de savants calculs.

Le supermarché de la chope

L’application Tinder a été lancée en France en 2013. Elle repose sur un principe très simple : une personne s’inscrit et se voit proposer des profils. Si elle aime un profil, elle fait glisser l’écran du bout du doigt vers la droite. C’est un « like ». Si il y en a un qui n’aime pas, il faut glisser l’écran vers la gauche. Deux personnes qui se likent et ça devient un « match ». Les deux peuvent alors discuter par messages privés.

L'application Tinder // Source : Tinder

L'application Tinder

Source : Tinder

Judith Duportail s’est inscrite sur Tinder en 2014. Dans son livre à mi-chemin entre l’essai et le roman, elle décrit ses premiers pas sur l’application qu’elle surnomme « le supermarché de la chope ».

Sa première réaction est frénétique. Elle se rend compte que son profil plaît, et pas qu’un peu. Elle observe « tous ces bruns, ces blonds, ces barbus, ces hipsters à lunettes, tous ces vingtenairestrentenaires conquérants » qui matchent avec elle. Elle sait au fond que c’est en partie parce que certaines personnes swipent tout le monde à droite et font le tri ensuite. Mais elle se complaît, dit-elle, dans ce « délicieux mensonge ».

«Chaque match vient, comme un micro-pansement, combler les failles de mon ego, écrit la journaliste. Mes chevilles explosent à chaque notification. » Judith Duportail devient rapidement addict à l’appli. Elle consulte chaque matin ses nouveaux matchs.

La déception du score de désirabilité

Un jour, alors qu’elle est au travail, elle tombe sur un article de Fast Company. L’auteur explique comment les utilisateurs et utilisatrices de Tinder ont tous un « score de désirabilité », aussi appelé « Elo score ».

Ce score est censé évaluer la désirabilité d’un profil en fonction de plusieurs critères. Le principal est le nombre de personnes qui ont liké notre profil. Plus cela arrive, plus le score est élevé. L’idée est de confronter ensuite des profils ayant une note similaire.

Pour l’autrice, c’est un peu la déception. Même si elle raconte avoir été habituée en tant que femme à voir son apparence physique évaluée par des tiers ou par elle-même (c’est ce qu’on appelle l’auto-objectivation), elle ne s’attendait pas à ce que cela vienne d’une application de rencontre.

Cette nouvelle ne l’empêche pas d’utiliser l’application. Mais elle se met en tête d’enquêter sur le sujet et d’obtenir sa propre note de désirabilité. Et malgré ses bons contacts avec les services de relation presse de Tinder France et une interview du créateur de l’application, Sean Rad… elle n’obtient aucune réponse sur le sujet.

802 pages de données personnelles

Sean Rad lui dit en revanche que l’application se sert d’un « certain nombre de données » pour matcher des profils : les pages Facebook likées, les amis Facebook en commun, la géolocalisation, les goûts musicaux renseignés. En demandant ses données personnelles récoltées par l’application depuis son inscription (802 pages au total), elle se rend compte de l’étendue de ces informations.

En plus de ces données, Judith Duportail a découvert, grâce à un spécialiste de l’analyse des données, son « taux de succès ». Ce taux est une série de chiffres qui correspondrait (Tinder n’a pas confirmé ni infirmé) au pourcentage de likes sur un profil. Celui de la journaliste est de 55 %, ce qui signifie qu’une personne sur deux ayant vu son profil l’a swipé à droite. Cet outil serait lié à Smart Photo, une fonctionnalité que Tinder reconnaît avoir développée et qui permet de dire quelle photo a le plus de succès sur un profil afin de la mettre en avant. Cela permettrait d’augmenter le nombre de matchs de 12 %.

Le fait d’être noté n’est pas si étonnant. Comme l’explique Judith Duportail, c’est en fait très courant dans nos vies. Nous sommes évalués pour avoir une assurance voiture, un emprunt, pour savoir avec quelles publicités nous cibler. Que Tinder trie nos profils par les centres d’intérêts que nous avons volontairement renseignés n’est pas non plus totalement absurde.

Ce qui est plus surprenant en revanche, c’est ce que la journaliste a trouvé dans un brevet de 27 pages déposé par Tinder. Le brevet a été déposé en 2009 puis mis à jour régulièrement jusqu’à l’été 2018. Il décrit les possibilités qu’a Tinder pour améliorer la qualité des matchs.

Faire croire au destin (à tort)

Dans cette découverte exclusive, on apprend que « le serveur peut être configuré pour lire des signaux implicites (…) à l’aide d’algorithmes de reconnaissance faciale ». Parmi ces signaux, « l’ethnicité, la couleur des cheveux, la couleur des yeux, etc des personnes likées par l’utilisateur ».

Le profil peut aussi être scanné pour trouver des activités ou centres d’intérêts communs. C’est le cas en analysant les termes contenus dans les descriptions mais aussi avec une technologie de reconnaissance d’images développée par Amazon. Si deux personnes ont une guitare sur leur photo de profil, cette dernière est capable de dire qu’elles pourraient se correspondre. Le vice-président de l’ingénierie de Tinder a reconnu son utilisation en décembre 2018.

Tinder entretient la « croyance en la destinée »

Le livre nous apprend aussi comment Tinder entretient la « croyance en la destinée ». L’application peut ainsi savoir si deux profils vont avoir des points communs et les mettre en avant ou… les cacher volontairement, laissant croire ensuite qu’ils ne sont que le fruit du hasard.

Le brevet évoque la note de désirabilité ainsi que la manière dont on pourrait évaluer « le QI d’un utilisateur, son niveau scolaire ou son niveau de nervosité générale » rien qu’en analysant la manière dont il écrit (combien de mots différents, combien de syllabes par mots, etc).

Des algorithmes qui reproduisent des schémas patriarcaux

Une chercheuse à l’école polytechnique de Lausanne, Jessica Pidoux, explique comment le brevet révèle que Tinder repose sur la reproduction d’un « modèle patriarcal des relations hétérosexuelles ».

Un « match » se fait quand deux personnes likent leurs profils respectifs. // Source : Montage Numerama

Un « match » se fait quand deux personnes likent leurs profils respectifs.

Source : Montage Numerama

Grosso modo, le brevet explique que nous avons tous un score attribué. Ce score est modifié à chaque nouveau profil rencontré car il ne dépend pas seulement de nous, mais plutôt de notre compatibilité avec un autre individu.

Ainsi, la géolocalisation est un critère important de base. Mais ce critère s’efface si d’autres jugés plus déterminants sont présents. Une personne A peut matcher avec B si elle vit un peu loin MAIS a le même âge, le même niveau d’études et le même niveau de revenus par exemple.

La variabilité du score dépend du sexe des individus et reproduit des modèles patriarcaux qui s’observent dans la société. On apprend qu’une femme hétérosexuelle aurait tendance à se voir recommander des profils d’hommes plus éduqués, plus aisés et plus vieux qu’elle. Un homme hétérosexuel lui, se verrait proposer une femme plus jeune, ayant fait moins d’études et gagnant moins.

Tinder nie en bloc

Interrogé sur le sujet par l’autrice, Tinder nie les faits et dénonce une « interprétation fallacieuse » du brevet. L’entreprise s’appuie sur le fait que le brevet inclue des « possibilités d’utilisation » pour Tinder et non nécessairement des outils mis en place.

Chaque jour, 45 millions de swipes sont réalisés rien qu’en France. Dans le monde, on compte 2 milliards de matchs quotidiens. Ces matchs, on le comprend avec le livre, ne doivent finalement pas grand chose au hasard. Ils sont le résultat d’une collecte astucieuse de données personnelles et de leur manipulation.

Hasard ou non, Tinder a publié quelques jours seulement avant la publication du livre un communiqué dans lequel il explique avoir abandonné le critère du score de désirabilité. L’application assure se servir uniquement de critères basiques comme la fréquence des connexions ou la géolocalisation.

Le livre n’aborde pas que cet aspect. Il évoque aussi la question de la revente des données des utilisateurs ou des options payantes de Tinder. Dans des passages plus personnels, Judith Duportail revient sur son histoire personnelle d’amour-haine avec l’application. Elle décrit la manière dont l’application la rassurait, dont elle s’en servait quand son moral était au plus bas comme d’un outil de revanche contre les hommes qui l’avaient déçue. Elle raconte comment ses illusions sentimentales ont été déçues et son ego brisé, comment elle a finalement frôlé le Tinder-burn-out.

Une recherche Google faite par Judith Duportail. Lorsqu'on tape « Tinder me rend » en anglais, les résultats sont édifiants. // Source : Capture d'écran Numerama

Une recherche Google faite par Judith Duportail. Lorsqu'on tape « Tinder me rend » en anglais, les résultats sont édifiants.

Source : Capture d'écran Numerama

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